Выбрать главу

Mais après tout pourquoi pas ? De toute manière, les nouveautés littéraires font bâiller, au théâtre, pas de générale en vue, et les longues soirées d’hiver sont tristes comme un lendemain de fête. Ils se mettent d’accord pour le jour du repas et se dispersent dans un brouhaha : «  On s’amuse comme on peut… – Les tramways marchent encore ? – C’est tout de même un drôle de bonhomme… »

Le jour prévu, le maître de cérémonie réveille sa femme à l’aube : «  Lève-toi, il faut commencer les préparatifs. » Celle-ci n’est pas contente. C’est à peine si elle se souvient de quoi il s’agit, et puis, rien ne presse. Mais le farceur, le drôle de bonhomme est têtu. Il réveille la bonne, s’agite, lance des ordres : «  Ouvrez le vasistas, que le froid rentre ; coupez le tirage et n’allumez pas le poêle ; videz cette caisse, mettez les bûches ailleurs ; on va y mettre le tapis ; pourquoi ? Et s’il y avait une réquisition ? Enroulez-le, vous voyez bien qu’il ne rentre pas. Voilà, ça marche ; et maintenant, tirez les meubles de la chambre à coucher et de la salle à manger dans le salon… Comment cela, il n’y aura pas assez de place ? Bien sûr que si ! Puisqu’on ne peut chauffer qu’une seule pièce, il faudra bien que tout rentre : c’est là que nous vivons, ma femme et moi. Quoi, vous ? Vous n’êtes pas là : je n’ai pas les moyens d’avoir des domestiques. » La bonne, ahurie et effrayée, croit rêver tout éveillée. Le farceur la rassure : «  Vous n’êtes pas là jusqu’à demain matin ; après, cela ira comme par le passé, vous avez compris ? » Mais la bonne a toujours les yeux comme des soucoupes. Alors, le maître de maison lui promet un jour de vacances dès qu’ils en auront fini avec les meubles. Le visage de la bonne s’éclaire. Arrachés à leur place, commodes, tables, canapés s’avancent vers le salon en grinçant, en se cognant les uns contre les autres. La femme du quidam, réveillée pour de bon, prétend résister : «  Qu’est-ce que tu es encore allé inventer ! – Pas moi, nous. Aide-moi, il faut déposer l’étagère. » Ils vont et viennent toute la journée. De la saccharine, on n’en trouve qu’en pharmacie. La farine moisie a disparu des magasins. Le pain manque de paille et de son. Au bord des larmes, la femme de notre extravagant refait la pâte lourde et grise. Déjà, un fantastique amoncellement d’objets et de meubles encombre la pièce, mais l’entêté n’en démord pas ; il file au grenier chercher un poêle et son tuyau. Le grotesque tas de ferraille accroche tout sur son passage avec sa trompe rouillée et finit par se loger de guingois dans le dernier coin libre.

Quand l’homme barbouillé de suie et de rouille se redresse, il voit l’œil noir et effrayé de sa femme blottie dans un coin du canapé, emmitouflée dans un châle épais, les genoux sous le menton. «  Écoute, Marra – il effleure son épaule (l’épaule s’écarte brusquement) – Marra, il y a sept ans, c’était pareil, tu te tenais là, en manteau et en châle, comme un oiseau transi, comme une enfant abandonnée, et moi, tu te rappelles ? j’avais sorti de dessous le châle tes doigts gelés, comme ça, et je soufflais sur eux, comme ça, et tu as fini par dire : “Que c’est bon.” » La femme se tait. «  Ou encore, tu te rappelles, j’avais apporté cette drôle de ration faite de six minuscules sachets (cela n’aurait pas suffi à une souris), et c’est sur ce vieux tas de ferraille que nous avons tout fait cuire, et nous avons soupé surtout de fumée et de suie ! – La lampe à pétrole, c’était pire, répond sa femme refusant toujours de le regarder. Au moins, le poêle, cela donnait un peu de chaleur, mais l’autre… Même sa flamme était terne, “malade”, comme tu disais.

— Tu vois bien ! Et toi, tu ne daignes même pas regarder ce pauvre vieux poêle. – Et quand il ne restait plus que quelques allumettes, continue la femme sans avoir l’air d’écouter, je les coupais en longueur avec un couteau : cela en faisait quatre au lieu d’une. – C’est vrai, je n’arrivais pas à le faire, j’ai les doigts trop malhabiles. – Non, tu as oublié, tu avais les doigts gelés. – Mais si, Marra chérie, j’ai les doigts plus raides que toi. » Et l’homme sent une douce épaule frôler la sienne, il entend cette voix d’autrefois qui vibrait comme une musique à ses oreilles : «  On était si bien par ces longues soirées, rien que toi et moi : un seul mouvement, et aussitôt la flamme bougeait, et des ombres vacillaient de haut en bas, sur le sol, sur les murs, sur le plafond. C’était si drôle, on pouffait de rire… Tu n’as pas trouvé de lampe à pétrole ? – Non. – Voyons, il nous en faut une. » D’un bond l’homme se relève : «  Cela m’est complètement sorti de l’esprit. Bon, j’arrange ça ; et toi, pendant ce temps-là, dévisse les ampoules du lustre. Tu vois comme c’est pratique, pas besoin d’escabeau, il n’y a qu’à grimper sur les meubles. »

Petit à petit les invités arrivent. Chacun commence par appuyer du doigt sur la sonnette, guette les pas, puis frappe et enfin donne des coups de poing sur la porte. «  Qui est là ? » demande-t-on par l’entrebâillement. Certains restent perplexes, d’autres se fâchent, mais quelques-uns répondent dans le ton. «  Il faut frapper plus fort, explique le maître de maison, on n’entend rien à l’autre bout de l’appartement. » L’un après l’autre, on conduit les invités à travers les pièces semblables à des boîtes noires et vides jusqu’à celle qui est habitée. «  Vous feriez mieux de garder vos manteaux, on se donne un mal fou avec le poêle, mais il fait toujours zéro. » Embarrassés, les invités piétinent, ne sachant trop où se mettre ni quoi faire. L’un d’eux se souvient avec désappointement qu’il avait renoncé à son billet de théâtre pour venir ici, et voilà qu’il reste en carafe, à moisir à côté d’un grotesque tas de ferraille, mal à l’aise dans le froid ; l’autre regrette de s’être habillé trop légèrement. Mais le maître de maison installe ses amis sur des coffres, des caisses et des tabourets et propose du thé pour se réchauffer. «  C’est du thé à la carotte, dit-il fièrement en versant la décoction bouillante dans des gobelets dépareillés, j’ai eu du mal à en trouver. Et voici la saccharine. Servez-vous. Attention, n’en mettez pas trop, vous auriez mal au cœur. » Le pain coupé en cubes égaux fait le tour de la table : à chacun sa part. D’un air dégoûté, les invités effleurent du bout des lèvres le bord de leur gobelet. Quelqu’un fait remarquer que leur haleine fait de la buée. Silence.

Alors le maître de maison tente de trouver un sujet de conversation. «  Dites-moi, il s’adresse à son voisin, combien de temps jusqu’aux beaux jours ? – Deux ou trois mois, lance l’autre, le nez plongé dans les vapeurs de carotte. – Voyons, cher ami, s’emporte brusquement l’homme qui avait troqué le théâtre contre le repas funéraire, comme vous y allez : deux ou trois mois. Cela fait rire aujourd’hui, mais à cette époque-là – c’est vrai – nous comptions au jour près. On se faisait, pour ainsi dire, une hypothèse de travail, que soi-disant, le printemps arriverait le 1er mars, d’un coup et tout entier. Un chiffre derrière l’autre, et l’on en rayait un tous les matins : cinquante-trois avant le printemps, cinquante-deux avant le chiffre en rouge, cinquante et un avant le jour tant attendu. Et vous, alors : deux ou trois mois. Savez-vous comment nous trinquions à la Saint-Aubin entre nous, en tout petit groupe, et buvions cette même rinçure à la carotte, ivres à la seule pensée que le soleil avait parcouru toute son orbite et marchait désormais sur nous. Alors que vous ! Deux ou trois mois… »