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Celui à qui le récit s’adressait ôta sa jambe droite de sa jambe gauche, puis posa sa jambe gauche sur sa jambe droite. Cela ne ressemblait pas vraiment à une réaction. À l’autre bout du banc, les lunettes qui avaient suivi avec attention le récit du chat s’éclipsèrent, bientôt remplacées par d’autres yeux qui se cachèrent aussitôt derrière la couverture colorée d’un livre. Pendant que j’écoutais, le crépuscule s’était approché en tapinois.

L’air rafraîchi remua, oscillant entre les façades ; les feuilles frissonnèrent, un nuage de poussière s’éleva au-dessus de l’allée et un copeau virevolta non loin du banc, sans doute emporté du chantier d’en face. Décrivant des spirales légères, il roula à travers l’allée et vint mourir à nos pieds. Et je vis aussitôt le visage attentif de l’attrapeur de thèmes se tourner vers la volute de bois. Il la regardait avec tendresse en plissant les yeux.

— Celui-là aussi, d’ailleurs. Si on le déroulait pour le regarder de près, on verrait bien des choses, de quoi remplir une bonne feuille d’imprimerie : assez pour une nouvelle. Pas besoin d’aller loin pour trouver le titre : ce serait Le Copeau, tout simplement. Reste à suivre doucement, tour après tour, les courbes de sa spirale : par exemple un jeune gaillard, menuisier de son état, nommé, disons… Vaska Tiankov. Il aime son métier et le connaît bien. Quoi qu’on demande à sa hache et à son rabot, il vous le fera, du premier coup et en chantant. Mais la campagne est pauvre, ses mains le démangent de ne pas travailler. De temps en temps, Vaska Tiankov va à la ville pour gagner quelques sous. Son travail terminé, il rentre. À l’aller, des burins, des rabots, une hache accompagnent Vaska, rangés dans une caisse en bois. Au retour, cachés au fond de la boîte à outils, des tracts et des brochures politiques jouent les resquilleurs. En un mot, les rencontres en ville lui prennent d’abord ses heures de loisir, ensuite celles de travail. Les événements se précipitent. Février – juillet – octobre. Le Parti sort de la clandestinité, prend le pouvoir. Le menuisier Vaska, devenu le camarade Vassili, troque sa boîte à outils avec cadenas contre une serviette en cuir bourrée de paperasse, avec clic-clac en acier. Du travail, il en a jusqu’au cou : des voitures transportent le camarade Vassili d’une réunion à l’autre, des machines à écrire se déchaînent autour de lui, des téléphones aboient : «  Impératif – Urgent – Sans délai ni remise. » Les paupières du camarade Vassili sont gonflées par les veilles et un crayon lui a poussé entre les doigts : rapports, programmes, congrès, voyages, convocations. Seuls ses rêves, timidement, comme derrière un voile, font monter la fumée de la cheminée des isbas et bruire les seigles mûrs. Mais de nouveau la serviette qui fait clic, qui fait clac, «  A été écouté… A été décrété… », et le crayon entre les doigts.

Mais voici qu’un jour (je prends le mot le plus simple, le plus habituel : «  un jour »), une dépêche téléphonée empêche Tiankov de terminer son rêve, lui fait enfiler ses chaussettes et ses bottes. La serviette sous le bras, il dévale l’escalier. La voiture klaxonne à l’entrée. Il referme la porte d’un coup de pied. Et il le voit : poussé par la brise légère du matin, bouclé comme une anglaise, fleurant bon la résine, un copeau qui voltige. Un coup d’œil à droite et à gauche : personne (le chauffeur est occupé avec la capote). Une courbette rapide : la spirale vient se frotter – le copeau est dans le sac ! La capote est relevée, la portière claquée, c’est parti : d’une réunion à l’autre, d’une entrée de parade à l’autre. Rapport. Divergence d’opinions. Nouveau rapport. Quelqu’un : «  Tel chiffre et tel autre ! » À ces chiffres, Tiankov veut ajouter les siens. Il ouvre sa serviette d’un geste routinier, ses doigts courent sur le dos des chemises et soudain, de nouveau, le petit copeau bouclé comme une anglaise. Aussitôt une sensation familière que la vie semblait avoir gommée, envahit ses phalanges : entre le pouce et l’index, le bois du rabot ; sur le revers de la main, un long serpentin, la caresse de ses boucles qui glissent et qui s’enroulent lentement, répandant une odeur de résine et de sève. Le camarade Vassili allait retirer la main : trop tard. Le chaud picotement, son pointillé, remonte par les fils des nerfs, des doigts jusqu’au cerveau : un rabot invisible crisse dans ses oreilles, une planche rugueuse tremble sous ses mains, et le vieux réflexe du menuisier se réveille, contracte ses doigts. Tiankov, travailleur responsable du Parti, vous comprenez, allonge ses doigts vers le crayon, mais les doigts se dérobent : ils réclament leur dû. Déjà le copeau s’enroule à l’index pour y faire une alliance ; après la main, le bras, l’épaule, puis le corps, tendu et bandé, rappelle l’ancien travail, rentré dans le sang, dans les muscles au fil des années, et séparé du corps par la force. Bref : Vaska le paysan fait de nouveau valoir son droit à la vie. Il s’était tu pendant des années, et il aurait pu continuer à se taire si un petit copeau de rien du tout… Regardez-le. Il est déjà…

Tous, du même geste, nous regardâmes dans la direction où pointait l’index : comme s’il en avait assez d’écouter, le copeau fit tournoyer ses boucles et, poussé par le vent, roula plus loin dans l’allée. On aurait dit que le vent avait en même temps emporté le récit.

Mais le silence ne dura qu’une minute.

— Dieu le garde ! Je me rappelle un jour, continua la voix sur un ton pensif, je me rappelle avoir trouvé un chargeur. Il n’avait rien de spécial : un chargeur de fusil, vide et rouillé. C’était non loin d’ici, sur le boulevard. Les pluies l’avaient enfoncé dans le sable. Cela doit remonter à l’époque, vous savez, où nous parlions les uns avec les autres à coups de fusil. L’autre jour le chargeur se montra… à nouveau. Bien sûr, je l’ai compris tout de suite. Tout de suite. Qu’est-ce qu’un chargeur peut bien dire. Cinq balles, l’une après l’autre, cinq trajectoires vers cinq cibles. Cela représentait le schéma d’un sujet, dans le genre des Cinq petits pois d’Andersen ou du conte russe du tsarévitch et de ses trois flèches. Ce n’est pas ma faute si les balles ont plus d’actualité que les petits pois idylliques. Ainsi, j’ai pris cinq vies, cinq récits dans le chargeur, et j’ai essayé… mais je vois que cela ne vous intéresse pas.

L’interlocuteur lugubre ne protesta pas. Une minute plus tard, dans notre dos, les câbles grincèrent et un tramway gémissant traîna sa vieille carcasse sur les rails.

— Ou alors, si l’on voulait écrire sur un suicide dans une ville, thème usé mais inusable, le titre se trouve ici, à vingt pas, noir sur blanc. Il suffit de se retourner et de recopier.

Celui à qui il s’adressait ne broncha pas, mais moi je tournai la tête et vis immédiatement le titre, en effet, noir sur blanc, au-dessous des trois feux rouges, sur un panneau d’affichage suspendu en l’air.