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Notre ami venait de lire Fort quand il nous présenta cette farce géniale. « En termes de métaphysique, dit Fort, j'estime que tout ce que l'on nomme communément « existence » et que je nomme intermédiarité, est une quasi-existence, ni réelle, ni irréelle, mais expression d'une tentative, visant au réel ou à la pénétration d'une existence réelle. » Cette entreprise est sans précédent dans les temps modernes. Elle annonce le grand changement de structure de l'esprit qu'exigent maintenant les découvertes de certaines réalités physico-mathématiques. Au niveau de la particule, par exemple, le temps circule dans les deux sens à la fois. Des équations sont à la fois vraies et fausses. La lumière est à la fois continue et brisée.

« Ce que l'on nomme Être est le mouvement : tout mouvement n'est pas l'expression d'un équilibre, mais d'un essai de mise en équilibre ou de l'équilibre non atteint. Et le simple fait d'être se manifeste dans l'intermédiarité entre équilibre et déséquilibre. » Ceci date de 1919 et rejoint les réflexions contemporaines d'un physicien biologiste comme Jacques Ménétrier sur l'inversion de l'entropie. « Tous les phénomènes, dans notre état intermédiaire ou quasi-état, représentent une tentative vers l'organisation, l'harmonisation, l'individualisation, c'est-à-dire une tentative d'atteindre la réalité. Mais toute tentative est mise en échec par la continuité, ou par les forces extérieures, par les faits exclus, contigus des inclus. » Ceci anticipe sur une des opérations les plus abstraites de la physique quantique : la normalisation des fonctions, opération qui consiste à établir la fonction décrivant un objet physique de telle façon qu'il y ait une possibilité de retrouver cet objet dans l'univers tout entier.

« Je conçois toutes choses comme occupant des gradations, des étapes sérielles entre la réalité et l'irréalité. » C'est pourquoi peu importe à Fort de s'emparer de tel fait ou de tel autre pour commencer à décrire la totalité. Et pourquoi choisir un fait rassurant pour la raison, plutôt qu'un fait inquiétant ? Pourquoi exclure ? Pour calculer un cercle, on peut commencer n'importe où. Il signale, par exemple, l'existence d'objets volants. Voilà un groupe de faits à partir desquels on peut commencer à saisir la totalité. Mais, dit-il aussitôt, « une tempête de pervenches ferait aussi bien l'affaire ».

« Je ne suis pas un réaliste. Je ne suis pas un idéaliste. Je suis un intermédiariste. » Comment, si l'on s'attaque à la racine de la compréhension, à la base même de l'esprit, se faire entendre ? Par une apparente excentricité qui est le langage-choc du génie réellement centraliste : il va d'autant plus loin chercher ses images qu'il est sûr de les ramener au point fixe et profond de sa méditation. Dans une certaine mesure, notre compère Charles Hoy Fort procède à la manière de Rabelais. Il fait un tintamarre d'humour et d'images à réveiller les morts.

« Je collectionne des notes sur tous sujets doués de quelque diversité, comme les déviations de la concentricité dans le cratère lunaire Copernic, l'apparition soudaine de Britanniques pourpres, les météores stationnaires, ou la poussée soudaine de cheveux sur la tête chauve d'une momie. Toutefois, mon plus grand intérêt ne se porte pas sur les faits, mais sur les rapports entre les faits. J'ai longtemps médité sur les soi-disant rapports que l'on nomme coïncidences. Et s'il n'y avait pas de coïncidences ? »

« Aux jours d'antan, lorsque j'étais un garnement spécialement pervers, on me condamnait à travailler le samedi dans la boutique paternelle, où je devais gratter les étiquettes des boîtes de conserve concurrentes, pour y coller celles de mes parents. Un jour que je disposais d'une véritable pyramide de conserves de fruits et de légumes, il ne me restait plus que des étiquettes de pêches. Je les collai sur les boîtes de pêches, lorsque j'en vins aux abricots. Et je pensai : abricots ne sont-ils pas des pêches ? Et certaines prunes ne sont-elles pas des abricots ? Là-dessus, je me mis facétieusement ou scientifiquement à coller mes étiquettes de pêches sur les boîtes de prunes, de cerises, de haricots et de petits pois. Quel était mon motif ? Je l'ignore à ce jour, n'ayant pas encore décidé si j'étais un savant ou un humoriste. »

« Une nouvelle étoile apparaît : jusqu'à quel point diffère-t-elle de certaines gouttes d'origine inconnue qu'on vient de relever sur un cotonnier de l'Oklahoma ? »

« J'ai en ce moment un spécimen de papillon particulièrement brillant : un sphinx tête-de-mort. Il couine comme une souris et le son me paraît vocal. On dit du papillon Kalima, lequel ressemble à une feuille morte, qu'il imite la feuille morte. Mais le sphinx tête-de-mort imite-t-il les ossements ? »

« S'il n'y a pas de différences positives, il n'est pas possible de définir quoi que ce soit comme positivement différent d'autre chose. Qu'est-ce qu'une maison ? Une grange est une maison, à condition qu'on y vive. Mais si la résidence constitue l'essence d'une maison, plutôt que le style d'architecture, alors un nid d'oiseau est une maison. L'occupation humaine ne constitue pas le critère, puisque les chiens ont leur maison ; ni la matière, puisque les Esquimaux ont des maisons de neige. Et deux choses aussi positivement différentes que la Maison-Blanche de Washington et la coquille d'un bernard-l'ermite se révèlent contiguës. »

«  Des îles de corail blanc sur une mer bleu sombre.

«  Leur apparence de distinction, leur apparence d'individualité ou la différence positive qui les sépare, ne sont que projection du même fond océanique. La différence entre terre et mer n'est pas positive. Dans toute eau il y a un peu de terre, dans toute terre il y a de l'eau. En sorte que toutes les apparences sont fallacieuses puisqu'elles font partie d'un même spectre. Un pied de table n'a rien de positif, il n'est qu'une projection de quelque chose. Et aucun de nous n'est une personne puisque physiquement nous sommes contigus de ce qui nous entoure, puisque psychiquement il ne nous parvient rien d'autre que l'expression de nos rapports avec tout ce qui nous entoure.

«  Ma position est la suivante : toutes les choses qui semblent posséder une identité individuelle ne sont que des îles, projections d'un continent sous-marin, et n'ont pas de contours réels. »

«  Par beauté, je désignerai ce qui semble complet. L'incomplet ou le mutilé est totalement laid. La Vénus de Milo. Un enfant la trouverait laide. Si un esprit pur l'imagine complète, elle deviendra belle. Une main conçue en tant que main peut sembler belle. Abandonnée sur un champ de bataille, elle ne l'est plus. Mais tout ce qui nous entoure est une partie de quelque chose, elle-même partie d'une autre : en ce monde, il n'est rien de beau, seules les apparences sont intermédiaire entre la beauté et la laideur. Seule est complète l'universalité, seul est beau le complet. »