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La profonde pensée de notre maître Fort, c'est donc l'unité sous-jacente de toutes choses et de tous phénomènes. Or la pensée civilisée du XIXe siècle finissant place partout des parenthèses, et notre mode de raisonnement, binaire, n'envisage que la dualité. Voilà le fol-sage du Bronx en révolte contre la Science exclusionniste de son temps, et aussi contre la structure même de notre intelligence. Une autre forme d'intelligence lui paraît nécessaire : une intelligence en quelque sorte mystique, éveillée à la présence de la Totalité. À partir de quoi, il va suggérer d'autres méthodes de connaissance. Pour nous y préparer, il procède par déchirements, éclatements de nos habitudes de pensée. « Je vous enverrai dinguer contre les portes qui ouvrent sur autre chose. »

Cependant, M. Fort n'est pas un idéaliste. Il milite contre notre peu de réalisme : nous refusons le réel quand il est fantastique. M. Fort ne prêche pas une nouvelle religion. Tout au contraire, il s'empresse de dresser une barrière autour de sa doctrine pour empêcher les esprits faibles d'y entrer. Que « tout soit dans tout », que l'univers soit contenu dans un grain de sable, il en est persuadé. Mais cette certitude métaphysique ne peut briller qu'au plus haut niveau de la réflexion. Elle ne saurait descendre au niveau de l'occultisme primaire sans devenir ridicule. Elle ne saurait permettre les délires de la pensée analogique, si chère aux douteux ésotéristes qui vous expliquent sans cesse une chose par une autre chose : la Bible par les nombres, la dernière guerre par la Grande Pyramide, la Révolution par les tarots, mon avenir par les astres – et qui voient partout des signes de tout. « Il y a probablement un rapport entre une rose et un hippopotame, cependant il ne viendra jamais à un jeune homme l'idée d'offrir à sa fiancée un bouquet d'hippopotames. » Mark Twain, dénonçant le même vice de pensée, déclarait plaisamment qu'on peut expliquer La Chanson de Printemps par les Tables de la Loi puisque Moïse et Mendelssohn sont le même nom : il suffit de remplacer oïse par endelssohn. Et Charles Fort revient à la charge avec cette caricature : « On peut identifier un éléphant à un tournesol : tous deux ont une longue tige. On ne peut distinguer un chameau d'une cacahuète, si l'on ne considère que les bosses. »

Tel est le bonhomme, solide et de gay savoir. Voyons maintenant sa pensée prendre une ampleur cosmique.

Et si ta terre elle-même n'était pas réelle en tant que telle ? Si elle n'était que quelque chose d'intermédiaire dans le cosmos ? La terre n'est peut-être nullement indépendante, et la vie sur terre n'est peut-être nullement indépendante d'autres vies, d'autres existences dans les espaces…

Quarante mille notes sur les pluies de toutes sortes qui se sont abattues ici-bas ont depuis longtemps invité Charles Fort à admettre l'hypothèse que la plupart de celles-ci ne sont pas d'origine terrestre. « Je propose qu'on envisage l'idée qu'il y a, au-delà de notre monde, d'autres continents d'où tombent des objets, tout comme les épaves de l'Amérique dérivent sur l'Europe. »

Disons-le immédiatement : Fort n'est pas un naïf. Il ne croit pas tout. Il s'insurge seulement contre l'habitude de nier a priori. Il ne désigne pas du doigt des vérités : il donne des coups de poing pour démolir l'édifice scientifique de son temps, constitué par des vérités si partielles qu'elles ressemblent à des erreurs. Il rit ? C'est qu'on ne voit pas pourquoi l'effort humain vers la connaissance ne serait pas parfois traversé par le rire, qui est humain aussi. Il invente ? Il rêve ? Il extrapole ? Rabelais cosmique ? Il en convient. « Ce livre est une fiction, comme les Voyages de Gulliver, l'Origine des Espèces et d'ailleurs la Bible. »

« Des pluies et des neiges noires, des flocons de neige, noire comme le jais. Du mâchefer à fonderie tombe du ciel dans la mer d'Écosse. On le retrouve en si grande quantité que le produit eût pu représenter le rendement global de toutes les fonderies du monde. Je pense à une île avoisinant un trajet commercial trans-océanique. Elle pourrait recevoir plusieurs fois par an des détritus provenant des navires de passage. » Pourquoi pas des débris ou des déchets de navires interstellaires ?

Des pluies de substance animale, de matière gélatineuse, accompagnées d'une forte odeur de pourriture. « Admettra-t-on que dans les espaces infinis flottent de vastes régions visqueuses et gélatineuses ? » S'agirait-il de cargaisons alimentaires déposées dans le ciel par les Grands Voyageurs d'autres mondes ? « J'ai le sentiment qu'au-dessus de nos têtes une région stationnaire, dans laquelle les forces gravitationnelle et météorologique terrestres sont relativement inertes, reçoit extérieurement des produits analogues aux nôtres. »

Des pluies d'animaux vivants : des poissons, des grenouilles, des tortues. Venus d'ailleurs ? dans ce cas, les êtres humains aussi sont peut-être venus ancestralement d'ailleurs… À moins qu'il ne s'agisse d'animaux arrachés à la terre par des ouragans, des trombes, et déposés dans une région de l'espace où ne joue pas la gravitation, sorte de chambre froide où se conservent indéfiniment les produits de ces rapts. Enlevés à la terre et ayant passé la porte qui donne sur ailleurs, rassemblés dans une super-mer des Sargasses du ciel. « Les objets soulevés par les ouragans peuvent être entrés dans une zone de suspension située au-dessus de la terre, flotter l'un près de l'autre longuement, tomber enfin… » « Vous avez les données, faites-en ce qu'il vous plaira… » « Où vont les trombes, de quoi sont-elles faites ?… » « Une super-mer des Sargasses : épaves, détritus, vieilles cargaisons des naufrages interplanétaires, objets rejetés dans ce que l'on nomme espace par les convulsions des planètes voisines, reliques du temps des Alexandres, des Césars et des Napoléons de Mars, de Jupiter et de Neptune. Objets soulevés par nos cyclones : granges et chevaux, éléphants, mouches, ptérodactyles et moas, feuilles d'arbres récentes ou de l'âge carbonifère, le tout tendant à se désintégrer en boues ou en poussières homogènes, rouges, noires ou jaunes, trésors pour paléontologues ou archéologues, accumulations de siècles, ouragans de l'Égypte, de la Grèce, de l'Assyrie… »

« Des pierres tombent avec la foudre. Les paysans ont cru aux météorites, la Science a exclu les météorites. Les paysans croient aux pierres de foudre, la Science exclut les pierres de foudre. Il est inutile de souligner que les paysans arpentent la campagne pendant que les savants se cloîtrent dans leurs laboratoires et leurs salles de conférences. »

Des pierres de foudre taillées. Des pierres chargées de marques, de signes. Et si d'autres mondes tentaient ainsi, et autrement, de communiquer avec nous, ou tout au moins avec certains de nous ? « Avec une secte, peut-être une société secrète, ou certains habitants très ésotériques de cette terre ? » Il y a des milliers et des milliers de témoignages sur ces tentatives de communication. « Mon expérience prolongée de la suppression et de l'indifférence me donne à penser, avant même d'entrer dans le sujet, que les astronomes ont vu ces mondes, que les météorologues, que les savants, que les observateurs spécialisés les ont aperçus à maintes reprises. Mais que le Système en a exclu toutes les données. »

Rappelons encore une fois que ceci est écrit aux environs de 1910. Aujourd'hui, Russes et Américains construisent des laboratoires pour l'étude des signaux qui pourraient nous être faits par d'autres mondes.

Et peut-être avons-nous été visités dans un lointain passé ? Et si la paléontologie était fausse ? Et si les grands ossements découverts par les savants exclusionnistes du XIXe siècle avaient été rassemblés arbitrairement ? Restes d'êtres gigantesques, visiteurs occasionnels de notre planète ? Au fond, qui nous oblige à croire à la faune préhumaine dont nous entretiennent les paléontologues qui n'en savent pas plus que nous ? « Quelle que soit ma nature optimiste et crédule, chaque fois que je visite le Musée Américain d'Histoire Naturelle, mon cynisme reprend le dessus dans la section « Fossiles ». Ossements gigantesques, reconstruits de manière à faire des Dinosaures « vraisemblables ». À l'étage au-dessous, il y a une reconstitution du « Dodo ». C'est une vraie fiction, présenté comme telle. Mais édifiée avec un tel amour, une telle ardeur à convaincre… »