— Croyez bien que si la chose était raisonnable, malgré les difficultés actuelles, nous ferions l’impossible…
Puis vinrent les arguments solides :
— Ni votre mère ni vous, assura Mme Guimarch, n’entendez rien à la floriculture et, soit dit sans vous offenser, aux chiffres. Votre tante, déjà, vivotait. Gustave parti, Dieu sait ce que vous allez trouver comme personnel ! Incapable de le contrôler, pris par votre métier, je ne vous donne pas six mois avant de vous retrouver sur le sable.
Je le savais. Les vraies préoccupations des Guimarch, pourtant, je ne les avais pas toutes devinées. Me voyant silencieux, le beau-père se déboutonna tout à fait :
— Avec les charges que vous avez et les moyens limités que vous procure le barreau, ce serait tout de même scandaleux que vous fassiez un petit héritage et que votre situation s’obère au lieu de s’améliorer !
C’était donc ça. Mme Guimarch, aussitôt, enrobait :
— Mon pauvre Abel, on est toujours coincé entre ses scrupules, entre ce qu’on doit à ses parents et ce qu’on doit à ses enfants. Je vous en parle savamment, j’ai eu ma mère paralysée à la maison pendant sept ans. Nous avions cinq mioches sur les bras et nos affaires n’étaient pas ce qu’elles sont…
Ainsi, Mme Guimarch, malgré les “difficultés actuelles” s’avouait plus prospère que jadis. Ainsi, Mme Guimarch, au temps des vaches maigres, n’avait pas hésité à recueillir sa propre mère. Mais ma mère à moi n’était que celle du gendre : nos devoirs dépendent de qui les envisage.
— Voyons, reprit M. Guimarch, soyons réalistes. Votre maman, à son âge, ne peut pas rester seule, éloignée des siens, dans cette maison trop grande, sans confort. Ce qu’il lui faut, c’est un appartement à Angers…
— Et alors, enchaîna Mme Guimarch, tout devient facile. Vous avez autour de la Roussette quelques bons hectares susceptibles d’intéresser vos voisins, toujours à court de terre. La maison peut être détachée, avec son jardin, pour un amateur de week-end…
Elle s’était même renseignée sur les prix. Vingt millions pour le tout, c’était le moins que nous en puissions espérer. Vingt, dont dix, en toute justice, pour maman, c’est-à-dire un peu plus que ce qu’il lui fallait pour s’acheter un trois-pièces. Et encore ? N’était-il pas préférable qu’elle le louât, qu’elle plaçât son argent, pas en viager, non, puisqu’elle avait des héritiers, mais en bonnes valeurs ou encore chez le notaire, où le capital est moins garanti, certes, mais dont on peut espérer du dix, voire du onze pour cent ? Avec ces rentes jointes à sa demi-pension de veuve de percepteur, ma chère maman se trouverait à l’abri et je pourrais avec sérénité disposer de ma propre part pour soulager Mariette qui n’avait toujours personne pour l’aider…
— Oh, dit Mariette, rentrant juste à point, je me débrouille ; il y en a de plus à plaindre que moi ! Mais j’avoue que j’aimerais pouvoir me servir de la pièce que la mère d’Abel s’est réservée ici. Je n’ai qu’une chambre pour les enfants.
— Et si jamais tu as une bonne, dit Mme Guimarch, je me demande où tu la coucheras.
— Il suffirait de faire mansarder le grenier, dit M. Guimarch.
— Ce n’est plus une dépense somptuaire pour vous, conclut Mme Guimarch, sans craindre le pléonasme.
Tio, puis les Éric arrivant sur ces entrefaites, pour le café, me délivrèrent de toute réponse. Jamais sans doute je n’avais mieux senti la force d’une belle-famille, une en ses intentions, pour envelopper le gendre. J’avais honte de mon silence, de mon embarras. J’avais honte de les laisser me traiter en mineur et s’occuper de mes intérêts comme s’il s’agissait des leurs. J’avais honte de savoir qu’au surplus, ils n’avaient pas tort, que mon sang Bretaudeau n’était même pas d’accord avec mon sang Aufray et qu’en fin de compte mes nostalgies ne manqueraient pas de céder à mes nécessités. Mariette en était si persuadée qu’à deux reprises, pendant le bridge traditionnel, elle arrêta du regard certaines allusions. Et comme Tio, l’innocent, demandait en abattant ses cartes pour faire le mort :
— À propos, la Rousselle, qu’est-ce que vous en faites ?
Elle répondit très vite pour couper court :
— Abel y a beaucoup réfléchi, mais il ne peut rien décider sans sa mère. Nous ferons ce qu’elle voudra.
Huit jours plus tard, ma mère m’annonçait, avec une sécheresse inhabituelle, que l’indivis lui paraissait impraticable, à elle aussi, qu’elle ne se sentait ni la force ni le goût de continuer une exploitation dont je serais de toute façon, un jour ou l’autre, amené à me défaire.
— J’en ai parlé avec ta belle-mère, précisa-t-elle, et votre point de vue me paraît juste.
Elle n’ajouta rien. Je ne sus même pas si elle avait rencontré la belle-mère par hasard ou si celle-ci était carrément allée la trouver. Je ne protestais pas : ni auprès de ma mère pour me disculper, ni auprès de Mariette pour me plaindre de l’ingérence des siens. Quand ce qui vous navre en même temps vous arrange et que chacun le sait, mieux vaut se taire. Entre Mariette et moi je laissai se créer une zone de silence. Le ni-oui-ni-non, c’est mon vice. Pourtant si je supporte assez bien qu’on m’inspire, voire qu’on me commande, j’en veux à qui me manœuvre. Il allait prospérer, ce sentiment — pas nouveau, mais cette fois très clair — de n’être pas seulement encerclé par des bras.
5
La Rousselle, coupée en quatre, trouva très vite preneur, chez ses riverains. Ma mère souscrivit un appartement. Les droits — de tante à neveu — se révélèrent plus importants que nous ne pensions et cela ne laissa pas d’être, rue des Lices, un bon sujet de doléances :
— Ce n’est plus possible, madame ! Tenez, mes enfants, ils viennent d’hériter de leur tante et on ose leur réclamer le tiers.
Tirade achevée dans un soupir :
— Enfin, ça leur fait toujours quelque chose devant eux.
Quelque chose : formule pudique, qui permet à la fois, selon le ton, de laisser croire aux uns que la somme est coquette et de faire comprendre aux autres qu’elle n’est pas exorbitante. N’est-ce point sagesse pour décourager la dépense, l’envolée de billets qui tentait bien un peu Mariette ? Et qui me tentait bien un peu, moi. Malgré ma prudence financière, pour une fois que je le pouvais, j’aurais volontiers fait cadeau à ma femme d’un manteau de fourrure, changé de voiture et regarni ma garde-robe ; peut-être même acheté une lunette astronomique, pour l’offrir à Tio, porté sur la cosmo et qui en rêve depuis longtemps. Mais des beaux-parents, ça pense toujours qu’en cas de coup dur ils seront obligés de payer. Dix fois retiré de la panade, Éric était là pour le rappeler aux Guimarch. Ce “petit héritage” les abritait autant que nous. Ils n’allaient pas nous le laisser croquer ; pas même nous le laisser entamer. Bien avant que le notaire eût fait ses comptes, ils avaient fait les leurs, ils répétaient :
— Voyons, mes enfants, ce n’est pas du revenu qui vous tombe, c’est du capital.
M. Guimarch calcula même avec nous le revenu que précisément nous offrait ce capital et conclut qu’il ne nous permettait pas, compte tenu des charges sociales, de prendre une bonne :
— Mais vous pouvez maintenant vous offrir une femme de ménage.
Et le cher homme se trahit en nous conseillant des valeurs, qui lui semblaient familières (il doit en avoir un paquet) si j’en juge aux distributions gratuites, aux cours dont il fit état. Mariette se laissa convaincre. Depuis des années elle était terrorisée par le caractère aléatoire des rentrées dans ma profession, par l’absence d’un volant de sécurité. Deux fois déjà elle m’avait fait relever l’assurance-vie. L’écho des sentences maternelles assiégea mon oreille : Évidemment, on pourrait, mais raisonnablement on ne peut pas. C’est dommage, mais c’est comme ça. Toute fantaisie est interdite à ceux qui ont des responsabilités à long terme. Quand on est marié, quand on a deux enfants, peu d’espérances, une modeste situation…