Il pleut. Je me suis garé devant le 5 rue des Saintes, dans la Doutre. J’attends Annick. Ça lui fait tout de même une trotte pour venir jusque-là. Sous la pluie. Viendra-t-elle ? Cet endroit, nous en avons convenu la dernière fois, il y a dix jours. Je n’ai pas pu confirmer. Ma voix est trop connue chez son père ; sa voix est trop connue chez moi. Le fait d’être voisins, d’être cousins, quand distance et absence de liens seraient cent fois préférables, nous enlève plutôt des moyens de nous joindre. C’est elle qui de préférence m’appelle au vestiaire du Palais. Elle n’a pas appelé.
Cinq minutes de retard. Par ce temps, c’est normal. Elle n’est jamais à l’heure. Elle vient une fois sur deux et ce n’est pas sa faute. Depuis qu’elle est à Angers — et ça ne fait que quatre mois — depuis que je l’ai reprise — et ça n’en fait que deux —, elle fait son droit (j’aime bien, c’est une autre parenté), elle va aux cours (j’aime moins, c’est plein de jeunes de son âge), elle sort énormément (je n’aime plus du tout). Il pleut. Viendra-t-elle ? Chaque fois je me pose la même question ; après tout, pourquoi ? Ce vendredi où, lassé de l’apercevoir entre deux portes familiales, devant témoins, exaspéré de ne rien pouvoir lui dire, de ne pas crocheter son regard, je l’ai harponnée à l’entrée de la Fac, ce vendredi où elle s’est écriée pour que nul parmi ses camarades ne puisse s’y tromper : “Tiens, mon cousin !”… je me suis cru bien peu de chances de la redéshabiller. Elle paraissait gênée ; et surtout étonnée. Une surprise de vacances… non, elle ne l’a pas dit. Elle a murmuré seulement :
— Je n’ai qu’une seconde, Abel. Mon cours…
Elle a tout de même accepté de faire trois pas avec moi dans la rue. En marchant, elle regardait ses pieds, nichés dans de tout petits souliers qui piquaient sur l’asphalte des talons hésitants. Je le jurerais : pour elle c’était classé. Mais je le jurerais aussi : toute libre qu’elle soit, elle avait un peu honte, elle ne se sentait pas le courage de me dire : “C’était bien bon, Abel, mais ça ne se fait qu’une fois.” Autant dire : “Tu sais, je suis facile.” Et puis Me Bretaudeau, ma foi, se surpassait, disait, disait, disait des choses ; et notamment qu’il n’en pouvait plus, qu’il n’en dormait plus, qu’il ne savait absolument pas où ça le mènerait, à rien, tant pis ! à tout, tant mieux ! et qu’en tout cas, plutôt que de la perdre, sa gosse, il était fort capable, ménage, famille, Palais, de tout faire sauter gaiement.
— Tout de même ! disait Annick, avec cette pointe d’ail, acquise à Béziers et attendrissante chez une Bretonne.
Elle souriait, inquiète, flattée, émue peut-être. Annick n’a pas beaucoup de conversation. Elle est belle ; elle est bonne ; elle a horreur de faire des dégâts. Quand on a mis le feu, on éteint l’incendie. Mais à ce détour de l’âme l’attendait mon démon. Quand on est faible d’où elle l’est, éteindre le feu chez l’autre, c’est le rallumer chez soi. Je connais mes pouvoirs : les petits jeunes sont brefs, ils ne s’occupent guère de ce qui se passe dessous ; ils n’ont pas d’attentions, de phrases ; ils ont trop de partenaires. Ma voiture était là, justement : la nouvelle, une DS à dossiers renversables (qui a fait dire “Enfin !” à ma pauvre Mariette). Annick, séchant son cours, s’est laissé pousser dedans. Du petit hôtel du moulin de Mirvault, près de l’eau lente, j’ai décommandé mes rendez-vous.
Il pleut. Un agent à pèlerine ruisselante s’approche. Je suis du mauvais côté. Il faut changer de trottoir, me ranger devant le 24, où je risque de manquer la petite. Elle a une demi-heure de retard. Vais-je être obliger de filer ? Vais-je être obligé de la relancer ? La dernière fois, elle a paru offusquée parce que je voulais lui offrir une broche, un rien, une bricole sans valeur, quelque chose qu’elle puisse porter sans alerter l’œil de quiconque, quelque chose pourtant qui la signe. Elle a très bien compris. Elle ne veut rien de tel. Elle ne veut rien du tout. Elle ne prend pas, elle ne donne pas, elle fait l’amour, elle le fera tant qu’elle en aura envie, avec une gratuité farouche et la ferme intention de ne pas m’appartenir. Je me garderais bien maintenant de ce réflexe d’épouseur. Je me garderais bien de lui redire que pour elle au besoin je casserais tout. Elle fronce les sourcils. Annick est sérieuse : à sa façon. Elle n’a rien contre le mariage qui se situe pour elle à cent lieues du plaisir. Elle dit tranquillement :
— Plus tard, il faudra bien. Mais alors tant qu’à faire autant que ce soit quelqu’un.
Je ne suis pas quelqu’un et, même si je l’étais, je ne ferais pas l’affaire. Ma famille, c’est la sienne : elle n’y touchera jamais ; elle est bien assez tracassée par l’idée d’y avoir un amant, de risquer l’histoire sévère, côté Mariette si elle me garde, côté Abel si elle ne le garde pas. Quant à mon nom, quant à ma situation, qu’un divorce réduirait à néant (un tiers de mes clients vient des Guimarch, un autre est chatouilleusement catholique), elle n’y a pas songé une seconde. Ça lui paraîtrait délirant. Ses gentillesses, ses émotions de peau douce sont celles d’une autre race, d’une autre époque : sur qui je n’ai de prise que celle du bilboquet. Je prolonge du provisoire ; et c’est ce qui m’enrage et c’est ce qui m’excite…
— Excuse-moi, Abel. Je n’ai que deux heures.
Elle est là, enfin, trempée, ravissante, repliant son parapluie. Elle a, tout de suite, ce merveilleux coup de langue qui frétille dans le baiser. Adorable petite pute ! Pourquoi faut-il qu’avec toi le monde me paraisse ouvert, quand près de Mariette il me paraît clos ? Ah ! si je pouvais de l’une et de l’autre n’en faire qu’une, garder de Mariette ce que tu me refuses et de toi ce qui la ressusciterait !
Point tôt, jeune femme il faut prendre pour l’avoir toujours en son beau, disaient les sages. Allons ! Contentons-nous de ce qui nous est donné. Cessons de confondre les genres.
— L’hôtel d’Avrillé ? propose-t-elle.
L’impatience me prend. Je fonce. Userai-je ceci qui, chaque fois, se pointe au calendrier comme jour de fête ? Annick le croit. Dans cinq minutes elle le souhaitera moins. Je suis petit prince, mais bon pistolero.
3
Dans l’agressif état d’esprit où je me trouve, le matrimoine, je le vois partout.
Ce matin, j’entre chez les garçons et je trouve Nicolas, perplexe, un doigt dans son nez. Il regarde cette mappemonde lumineuse, usée, cabossée, qui fut mienne. Jusqu’ici ce qui l’intéressait, c’était de “gagariner” autour, tchu, tchu, à cheval sur une fusée, faite d’un tube nickelé emprunté à l’aspirateur. Mais depuis qu’il sait lire, la géographie ruine le mythe. Il considère, d’un œil vague, cette petite France et ses ex-possessions que, pour les mieux distinguer du rouge russe, du vert anglais, du jaune espagnol, les cartographes de papa représentaient en violet. Je m’approche, imaginant que la réduction au quatre millionième l’embarrasse. Mais il dit, tout à trac :