— Bretaudeau, papa, c’est masculin ?
Il n’en semble pas sûr ; et sans s’expliquer, il enchaîne :
— T’as vu, l’Europe, c’est tout des dames.
Et me voilà, l’index sur le globe dont grince l’axe faussé. L’Europe, il a raison, ne comprend que des femmes : la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, la Pologne, l’Italie, la Bulgarie, l’Autriche, l’Espagne, la Roumanie, la Suède, la Norvège, la Finlande… Et l’exception confirme la règle : le Portugal, le Danemark, le Luxembourg, Monaco, sont tous de faible taille.
Le globe tourne… Les cinq parties du monde sont aussi féminines. Et pour le tout, on dit la terre. Et ce qui n’est pas la terre est la mer… Pardi ! la mer, la mère, toujours recommencées.
La chose me trottera dans la tête, toute la journée : si bien qu’au Palais, entre deux plaidoiries, je griffonnerai un articulet vengeur pour les huit cents lecteurs de la Revue de la Loire, où je me produis maintenant à la rubrique “Pointes”, signée de mes seules initiales. Bien sûr, je sais de qui nous tenons ce vocabulaire où le féminin tire à soi des mots qui devraient appartenir au neutre, genre perdu et, même en latin, déjà très infidèle. Mais dire que nous parlons une langue courtoise, féminisée par ses e muets, c’est trop peu.
Cette langue, dit A.B., est absolument complice du sexe opposé. Nous sommes floués, nom, les hommes, par le lexique. Que la terre, la mer, comme la plaine, soient du féminin, on veut bien : ce sont, à l’horizontale, de grandes fécondes, au-dessus de quoi l’air, le feu, l’arbre, l’oiseau, qui se dégagent à la verticale, sont correctement masculins.
Mais le reste, hélas ! Devrait-on parler de mère-patrie quand ce sont les hommes qui se font tuer ? Pourquoi l’amour est-il masculin au singulier (où il est ambigu), féminin au pluriel (où il est noble) ? Pourquoi la passion, l’émotion, la sensibilité sont-elles féminines, tandis que nous sont laissés le rut, le sexe, ces grands sales ? Pourquoi la vertu en face du vice ? L’humilité, la charité en face de l’orgueil et de l’égoïsme ? Creusez la question et bientôt vous verrez se dégager une règle : le masculin dégrade. À la nation s’oppose l’état, réalité plus rude (quelque chose comme son mari). C’est baisser dans l’ordre des valeurs que passer de la fortune à l’argent ; de la contribution à l’impôt, de la puissance au pouvoir, de la vocation au métier, de la volonté à l’entêtement, de la justice au droit, de la destinée au sort. Vive la République ! À bas le Gouvernement ! Sublime est la parole, mince le propos, vulgaire le bagout…
Tio, qui lira le factum avant l’envoi, commencera par hocher la tête :
— Ce que tu as l’esprit tordu en ce moment ! Enfin ça te défoule.
Puis dans un petit rire :
— Je te signale tout de même un oubli, singulier de leur part : elles nous ont laissé le bonheur.
Pardi ! Ce n’est qu’un mythe. Je penserai à la joie que donnent si bien les Annick.
4
Tout se gâte.
Trouver sur mon bureau, dans mon courrier, une lettre décachetée, c’était impardonnable. L’avocat est tenu au secret professionnel. Si sa femme le viole, où allons-nous ? Circonstance aggravante : la lettre, parfumée, était d’une belle écriture de cliente. Je me suis vu devant le soupçon. Je me suis vu devant le danger : en cas d’urgence, Annick pouvait m’écrire. De toute façon il fallait marquer le coup. Je suis redescendu comme une furie, hurlant :
— Tu ouvres mon courrier, maintenant ! Et du courrier professionnel encore ! Ma parole, mais il va falloir que je change de crèche.
Mariette balbutiait déjà des excuses, mais la dernière phrase, mal interprétée, l’a rendue blême. Je la menaçais seulement de prendre un bureau dehors (j’y pense vraiment : pour plusieurs raisons). Elle est aussitôt montée sur ses grands chevaux :
— Eh bien, divorce, mon ami, divorce !
— C’est toi qui me dis ça ?
Outré, j’ai saisi un vase qui est allé se fracasser dans la glace. J’ai vu Mariette reculer, sans un mot, vers la porte qui s’est refermée sans bruit.
— Tu as tort, a dit une voix.
Gilles était là ; et Loulou retenu à la maison par un rhume. Gilles, déjà, c’était ennuyeux. Dès le départ, dès l’histoire du bateau, il a compris. Il n’a ni preuve, ni confidence ; il ne cherche pas à en avoir ; il est discret, mais il sait ; et la chaude amitié qu’il a depuis quinze ans pour Mariette, cette affection d’infirme, tenace, fraternelle, payée de retour, appuyée de part et d’autre de gros baisers sur les joues, ne fait pas de lui le témoin idéal d’une scène de ménage.
— Tu as tort, répétait-il. J’étais là quand elle l’a ouverte. Elle a dit : “Zut, c’est pour Abel. Il va crier” et elle l’a remise dans l’enveloppe. Elle croyait avoir ouvert la lettre de Reine, arrivée en même temps et où justement elle annonce qu’elle divorce.
— Reine divorce ?
— Tu restes, dit soudain Loulou, tu restes ?
Je le pris dans mes bras : il flageolait. Des quatre, Loulou est le plus fragile. Il croit tout ce qu’il entend. Si pour crever les silences certains éclats sont bons, devant lui c’est toujours un désastre. Il y a deux ans, horripilé par les remarques de Mariette qui m’interdisait le pain (maintenant, soucieux de ma ligne, je me l’interdis moi-même), je m’étais écrié à table :
— Qu’est-ce que tu veux ? Me faire mourir de faim ?
Pendant huit jours sur mon bureau, j’ai trouvé des quignons et des bouts de chocolat (la moitié du bâton, moins les coups de dents de la tentation). Une autre fois plaidant vivement pour lui — qui venait de faire sans le vouloir une bêtise —, je me suis fait contrer (Mariette déteste que je lui chipe son rôle). Le ton montant, je l’ai vu se recroqueviller, mon gosse, coupable d’exister, incapable de supporter l’idée d’être entre nous un objet de discorde.
Cette fois, c’était plus grave. Il semblait épouvanté. Comme un tremblement de terre la fend en deux, l’ouvre sous vos pieds, imposant l’incroyable : la division de ce qui par essence est un, voilà que menaçait de se séparer le bloc papa-maman, fondement de l’univers. Puissance de la faiblesse ! Je le gardais dans mes bras, je n’osais plus le lâcher. Quand Annick le rencontre chez Éric, chez Mamoune (elle ne vient jamais chez moi), il marque un faible pour elle, elle marque un faible pour lui. Elle a cette pétulance, cette grâce, cette gentillesse — directe et pas frotteuse — que les enfants adorent. Pourtant d’Annick, maîtresse, mon tout petit garçon se montrait, sans le savoir, l’ennemi numéro un. Rien ne le détournera de croire, puisqu’il existe, que ce dont il est né doive exister encore. Rien n’a plus de force sur moi, quand cette foi lui manque, que de le sentir soudain coupé de sa racine.
Tout se gâte.
Je réfléchis. À l’hôtel d’Avrillé, qu’elle a trouvé tout de suite, l’autre jour, Annick avait l’air de connaître. Pourquoi. Comment ? Je ne peux même pas poser la question. Sur le sujet, farouche, elle pourrait trouver là prétexte à rupture. Elle le répète assez :