À l’heure actuelle, le fugitif pouvait parfaitement paraître en public et adresser un pied de nez au Chasseur sans courir le moindre risque. Que pouvait donc faire le petit détective pour retourner la situation ?
Avec les êtres dont les compatriotes du Chasseur se servaient normalement comme hôtes, les rapports finissaient par atteindre une rapidité de compréhension étonnante. L’association se faisait avec le plein consentement de l’hôte qui fournissait la nourriture, la mobilité et la force musculaire pendant que de leur côté, les microbes s’engageaient à protéger l’hôte contre toutes sortes de maladies et d’atteintes à son intégrité physique. Les deux êtres faisaient apport de leur intelligence pour le plus grand bien de l’association ainsi créée qui devenait souvent une camaraderie et une amitié très forte. Les conditions de l’entente bien spécifiées, le moindre changement effectué sur les organes sensoriels de l’hôte pouvait être considéré comme un moyen de communication de la pensée. Au bout de quelques années d’association, un nombre infini de signaux, absolument imperceptibles aux autres, permettaient aux deux associés de développer la rapidité de leurs rapports à un point tel que cela pouvait être considéré comme de la télépathie.
Bob ne possédait évidemment pas la formation qui le prédisposerait à une telle symbiose, mais le Chasseur avait toujours la possibilité d’agir sur ses sens. Il était certain qu’une grosse émotion naîtrait chez le jeune garçon lorsqu’il apprendrait pour la première fois qu’il avait en lui un étranger. De ce côté, le Chasseur pouvait empêcher des catastrophes. Sa propre race pratiquait la symbiose depuis si longtemps que ses semblables en étaient venus à publier les problèmes que pouvait soulever l’établissement de relations avec une créature non encore habituée à cette pratique. Une fois sa décision prise, le Chasseur ne pensa plus qu’au moment où les circonstances favoriseraient la réalisation de son projet.
Les moyens d’y parvenir existaient déjà. D’une part, le filet protecteur que le Chasseur avait tissé dans tout le corps de Bob et, d’autre part, la machine à écrire. À l’instar des muscles qu’il recouvrait, le réseau pouvait être contracté, avec moins de puissance il est vrai. Si par hasard Bob s’asseyait devant sa machine sans but bien précis, le Chasseur pourrait alors le faire frapper sur quelques touches suivant sa volonté. Les chances de réussite dépendaient pour une large mesure des réactions du jeune garçon lorsqu’il s’apercevrait que ses doigts remuaient sans qu’il le veuille. Le Chasseur décida que, sans faire preuve d’un optimisme exagéré, son projet pouvait être mené à bien.
IV-V
LE SIGNAL
Deux jours après que le Chasseur eut pris la décision de communiquer avec Bob, l’occasion se présenta enfin de mettre ce projet à exécution. C’était un samedi soir, et l’après-midi même, l’équipe de l’école avait gagné un match de hockey. Au grand soulagement du Chasseur, Bob avait terminé la partie sans être blessé et la maîtrise de son jeu lui avait permis de connaître un certain succès personnel. Le retard qu’il avait dans sa correspondance avec ses parents, joint à la gloire sportive qu’il avait connue l’après-midi, poussa Bob à écrire chez lui. Sitôt après le dîner, il monta dans sa chambre et se lança dans la description des événements de la journée avec une précision et une rapidité remarquables. Il ne s’arrêta jamais assez longtemps pour permettre au Chasseur de le prendre sous sa direction, mais une fois la lettre achevée et l’enveloppe fermée, Bob songea à la narration qu’il devait remettre à son professeur à la fin de la semaine. Ce n’était pas son genre, pas plus que celui de ses camarades d’ailleurs, de faire ses devoirs très longtemps d’avance ; heureusement la machine à écrire était ouverte et le récent match de hockey lui fournissait un sujet parfait qu’il pourrait traiter sans aucune difficulté. Il se sentait même capable d’être lyrique dans ce domaine qui lui tenait particulièrement au cœur. Il introduisit une feuille blanche dans la machine et, comme toujours, marqua son nom, la date, le genre du devoir et se mit à réfléchir.
Le Chasseur ne perdit pas de temps. Il savait depuis longtemps quelle serait la teneur de son premier message. La lettre du début du premier mot était juste sous l’index de la main gauche du jeune garçon et le réseau tendu par le Chasseur se contracta aussi fort que possible sur le muscle et le tendon qui faisait mouvoir ce doigt. Obéissant à l’influx, le doigt s’abaissa, mais la pression n’avait pas été assez puissante pour que le caractère de la machine vînt frapper le papier. Le Chasseur savait très bien qu’il n’était pas aussi fort que les muscles humains, mais il n’imaginait pas que sa faiblesse pût être si grande. Et pourtant, lorsque Bob tapait à la machine, il paraissait frapper les touches sans faire le moindre effort. Le Chasseur envoya un peu plus de matière de son propre corps dans le réseau nerveux qui mettait en marche le petit muscle du doigt. Il s’y reprit à plusieurs reprises et le résultat fut toujours le même : la touche s’enfonçait assez pour faire avancer le chariot, mais aucune lettre n’apparaissait.
Bob se rendit compte, soudain, de ce qui se passait. Il savait par expérience que des muscles surmenés et rendus à l’inaction entraînaient des mouvements involontaires. Mais, pour l’instant, il n’avait rien fait de particulièrement pénible. Il ôta vivement sa main du clavier et le Chasseur, affolé, porta ses efforts sur les autres phalanges. Les doigts de la main droite de Robert commencèrent alors à remuer comme secoués par un énervement subit. Le garçon regarda sa main, terrifié. Il était plus ou moins prêt à supporter la douleur physique, car quiconque joue au football ou au hockey doit s’attendre à la rencontrer un jour, mais en revanche le moindre désordre nerveux attaquait fortement son moral.
Il serra violemment les poings et, à son grand soulagement, le tremblement cessa. Le Chasseur savait très bien qu’il ne pouvait lutter contre les muscles ainsi crispés. Néanmoins, lorsque les doigts se relâchèrent quelques minutes plus tard, le détective fit un nouvel essai, s’attaquant cette fois aux muscles du bras et de la poitrine pour essayer de faire revenir la main vers la machine à écrire. Avec un cri de terreur, Bob se dressa d’un bond en renversant sa chaise contre le lit. Le Chasseur avait pu envoyer une plus grande partie de son corps dans le réseau qui entourait ces muscles plus gros et le garçon avait nettement perçu la traction involontaire de son bras. Très inquiet, il demeura quelques instants immobile en se demandant ce qu’il allait faire.
Une règle très stricte de l’école obligeait tous les élèves à se rendre à l’infirmerie pour signaler la moindre blessure ou le premier symptôme de maladie. Si Bob s’était coupé ou foulé un nerf, il aurait sans hésitation suivi cette prescription, mais la simple idée de reconnaître qu’il souffrait de troubles nerveux lui semblait honteuse et il éprouvait une certaine répugnance à en parler. Il décida finalement d’attendre, avec l’espoir que tout irait mieux le lendemain matin. Il rangea sa machine à écrire, prit un livre et s’installa pour lire. Tout d’abord il se sentit très mal à l’aise, mais à mesure que le temps passait sans que son système musculaire se livrât à de nouvelles manifestations intempestives, il se calma peu à peu et fut bientôt pris par sa lecture. Cette quiétude n’était évidemment pas partagée par son compagnon invisible.
Déçu, le Chasseur avait relâché son effort dès que le garçon s’était éloigné de la machine à écrire, mais il n’avait pas l’intention de renoncer à son projet. Il avait toutefois appris qu’il pouvait influencer le comportement du garçon sans lui causer de dommage physique. Comme les interventions sur les muscles du jeune homme amenaient des réactions si fortes, le Chasseur songea à employer d’autres méthodes. Il possédait une connaissance superficielle de la psychologie des différentes races connues, mais il se trompa complètement en cherchant à analyser la cause des réactions de son hôte.