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J’ai eu un moment de doute et j’ai même porté ma montre à mon oreille pour voir si elle marchait. Son tic-tac paisible m’était resté familier. Lorsque la veille on me l’avait rendue, au greffe de la prison, mon premier geste avait été de la remonter et de fixer la petite trotteuse des secondes. Elle s’était remise en marche docilement.

— Vous voyez, Madame Dravet, ç’aura été pour moi un Noël pas comme les autres…

— Pour moi aussi.

— Bien vrai ?

L’imbécile ! Il avait la voix noyée et j’étais certain qu’il devait promener sur elle des yeux de poisson mort.

— Vous êtes une femme si extraordinaire.

— Il y a longtemps qu’on ne m’a pas dit ça !

Elle avait dû lui parler de sa détresse conjugale, à lui aussi. Peut-être même avait-il eu droit au récit de la naissance de Lucienne ?

— Vous voulez venir prendre un dernier verre ?

Il ne s’attendait pas à cette proposition et n’a pas pu répondre tout de suite. J’étais certain qu’il lui avait fait une cour assidue pendant la nuit. Elle l’avait subie gentiment, mais en gardant ses distances, et brusquement, alors qu’il n’y avait plus d’espoir pour lui…

— Vous croyez que j’ose ?

— Pourquoi pas ? C’est Noël après tout !

Ils ont traversé la cour et sont passés à quelques centimètres de moi. Mme Dravet a ouvert la porte du couloir. Puis il y a eu le raclement de la grille du monte-charge. J’ai attendu un peu avant de descendre du camion.

Au lieu de m’en aller, je suis entré dans le bâtiment. À tâtons, j’ai gagné l’escalier et je me suis mis à en gravir les marches à pas précautionneux, m’arrêtant à chaque degré pour écouter.

Je les entendais parler, mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Leurs voix composaient un ronron sourd et continu. Et soudain, il y a eu un appel :

— Jérôme ! criait Mme Dravet. Tu es là ? Jérôme ?

Mon sang n’a fait qu’un tour. Cette femme était-elle folle ? Pourquoi se mettait-elle à appeler son mari, alors qu’elle le savait mort ?

Je me suis plaqué au mur, le cœur fou.

— Jérôme ?

Brusquement il y a eu un grand cri. Un cri d’effroi, un cri de folie.

La voix sourde de Ferrie balbutiait :

— Madame… Allons, Madame… Madame…

Ensuite plus rien. Un silence vertigineux, rendu plus intense par l’obscurité de l’escalier. Un silence qui était déjà comme un aspect de la mort.

Je ne bougeais pas. Je respirais menu. J’ignore combien de temps s’est écoulé ainsi. J’aurais dû disparaître, mais une force obscure m’obligeait à rester. Je voulais savoir. De toute évidence, « ils » avaient trouvé le cadavre de Jérôme Dravet. Mais où sa femme l’avait-elle dissimulé ? Et pourquoi l’avait-elle déplacé ? Pourquoi avait-elle retardé l’heure de cette découverte ? Pourquoi ? Pourquoi ? Le cauchemar devenait insoutenable…

La porte s’est ouverte, au-dessus de moi. Un long rectangle de lumière blonde s’est plaqué contre la grille du monte-charge. Il y a eu la silhouette mince de la jeune femme sur cet écran de clarté.

Un jeu d’ombres. Non : une tragédie d’ombres. L’homme au manteau de cuir voulait la retenir car elle fuyait.

— Je vous en prie. La police arrive tout de suite. Restez calme, Madame. Je vous le demande… Je sais bien que c’est affreux, mais il le faut… Allez, venez… venez…

Et il l’a entraînée dans l’appartement, sans refermer la porte.

Je fixais le rectangle de lumière et j’écoutais les brefs sanglots de Mme Dravet.

J’ai compris qu’il fallait filer à tout prix. Si la police me trouvait ici, je risquais le pire.

Sur la pointe des pieds, j’ai commencé de redescendre les marches de pierre. Mais comme j’arrivais aux derniers degrés, la sirène aigrelette de Police-Secours a éclaté, vibrante et toute proche. J’ai cru que j’allais défaillir.

La sirène s’est tue. Le portail a grincé légèrement.

J’étais pris dans cet escalier comme dans une nasse. Je n’avais plus que la ressource de remonter pour retarder l’échéance.

J’ai donc regrimpé l’escalier sans me donner la peine d’étouffer le bruit de mes pas. Peut-être y avait-il un moyen de fuir par le toit ? Je me rappelais la lucarne percée tout en haut de la cage du monte-charge.

Je suis parvenu sur le palier illuminé. J’ai coulé un bref regard pour m’assurer que ni Ferrie ni Mme Dravet ne se trouvaient devant la porte. Ils n’y étaient pas. Seulement j’ai vu autre chose, et cet autre chose m’a fait douter de ma raison : par l’enfilade des portes, restées ouvertes, j’apercevais distinctement le cadavre de Jérôme, blotti sur le canapé dans sa position initiale.

Mais déjà j’avais dépassé le palier et je commençais à douter de cette vision, à décider qu’il s’agissait d’une hallucination.

Un étroit escalier de bois continuait vers les combles. Je l’ai gravi aussi vite que j’ai pu. Déjà, les pas des policiers retentissaient en bas. Je me suis figé. Impossible de retrouver mon souffle. J’avais la poitrine bloquée dans un terrible étau. Il y avait en bas des exclamations, des chuchotements…

Ma situation était intenable. Si les policiers s’aventuraient dans l’escalier, ils allaient me découvrir et alors je ne pourrais jamais leur faire admettre que je me trouvais là uniquement en qualité de témoin trop curieux. Le petit escalier n’allait pas plus haut. Que faire ?

Avec des gestes infiniment prudents, infiniment glissants, j’ai palpé le mur. Mes doigts étaient devenus des doigts d’aveugle, ils possédaient soudain une espèce de voyance tactile.

J’ai senti la rugosité d’une porte. J’ai trouvé un loquet, je l’ai tourné, lentement, lentement. Je priais Dieu pour que ce pommeau répondit à ma pression.

Da porte a obéi. Elle a émis un léger craquement et ce faible bruit m’a fait l’effet d’un coup de canon. Quelques secondes d’une immobilité totale m’ont permis de reprendre courage. J’ai poussé la porte avec d’infinies précautions. L’espoir renaissait. J’avais oublié le mort du dessous, la comédie de Mme Dravet et la police pour ne plus songer qu’à mon salut. Je savais que tous les greniers comportent des tabatières.

Si j’en découvrais une, j’étais peut-être sauvé. Mais plus j’avançais, plus le noir s’épaississait. Je coulais à pic dans les ténèbres. Elles m’engloutissaient impitoyablement, comme l’eût fait la terre sombre d’un marécage.

Une fois dans le grenier, j’ai entrepris de refermer la porte. J’agissais avec plus de précaution encore qu’à l’ouverture.

Lorsque le battant a été entièrement repoussé et qu’a eu joué le pêne du loquet, il m’a semblé qu’un formidable rempart venait de se dresser entre la police et moi.

J’ai attendu un moment encore. Je vivais en pointillé, par spasmes.

Sous moi, c’était plein d’allées et venues, de paroles inaudibles, de sonneries de téléphone.

« Ils » devaient alerter des ambulanciers, prévenir le parquet. Allaient-ils fouiller la maison ?

Une autre peur, beaucoup plus sournoise, me tenaillait maintenant. Je savais que Mme Dravet avait un complice. C’était fatal, puisqu’en son absence, cadavre de son mari avait été ramené au salon.

Or celui — ou celle — qui avait exécuté cette effroyable manutention se trouvait peut-être encore dans les locaux. À moins que ceux-ci ne comportassent une autre issue que j’ignorais. À moins aussi qu’il ne se soit enfui pendant que je somnolais dans le camion.