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Les paroles étaient cruelles, mais sa main les corrigeait par de petites pressions.

— Qu’avez-vous fait des gants ?

— Je les ai jetés dans un égout au cours de notre promenade au clair de lune ; vous ne vous en êtes pas rendu compte ?

— Non, ai-je avoué, assez piteux.

Je voulais tout savoir en détail. L’affaire avait un côté spectaculaire qui me fascinait.

— Vous avez donc tiré, après ?

— J’ai versé une goutte de cognac dans un verre, une goutte de cherry dans un autre… J’ai posé les deux verres sur la tablette supérieure du bar roulant.

— C’est pourquoi, avant que nous sortions un peu plus tard, vous avez pris mon verre que j’avais laissé sur la cheminée pour le poser comme en bas sur la tablette du bar ?

— Vous avez remarqué ?

— Vous voyez…

— Nous avons bavardé. Nous sommes sortis.

— Et quand nous sommes revenus, vous avez stoppé l’ascenseur au premier étage et non au second. Pour que je ne me rende pas compte de l’écart de durée, vous m’avez embrassé…

— Croyez-vous que ce soit uniquement pour cela ?

— Parlez-moi du monte-charge…

— Il dessert en effet deux étages. Les ateliers sont aménagés de façon rationnelle. Le collage se fait au premier, l’emballage au second. Dans la conception des locaux, mon mari avait voulu que ce monte-charge pût servir d’ascenseur le cas échéant et c’est pourquoi il s’ouvre indistinctement côté fabrique et côté appartements.

— Alors ?

— Ce soir j’ai dévissé le bouton de commande du second étage par mesure extrême de précaution pour éviter à mon « visiteur-témoin » l’idée même d’un second étage.

— Mais vous m’avez amené au second, la première fois ! Comment avez-vous fait ?

— J’avais un dé à coudre de fillette qui me permettait d’actionner le tableau de commande pour le deuxième étage. L’extrémité du dé entrait juste dans le trou du tableau. Logiquement, je n’avais besoin d’aller qu’une seule fois au second puisqu’à partir de la deuxième visite le drame était découvert…

— Mes compliments, vous êtes astucieuse.

Je la regardais en me demandant comment un tel machiavélisme, une telle minutie dans la préparation d’un crime avaient bien pu naître dans cette âme de femme.

— J’avais remplacé les ampoules de l’escalier et du monte-charge par des ampoules grillées.

Maintenant elle avait besoin d’aller jusqu’au bout. Elle voulait m’étonner.

— Lorsque vous êtes venu pour la première fois et que vous teniez Lucienne dans vos bras, j’ai stoppé l’ascenseur un peu avant la fin de sa course. De même lors de votre troisième visite avec l’homme de l’église… Savez-vous pourquoi ?

— Non.

— Parce que notre appartement, au premier, il est pas exactement sur le même plan que le premier étage des ateliers. Le monte-charge étant là pour les besoins de la fabrique, il en résulte une marche lorsqu’on veut sortir de la cabine côté appartement.

« Or, au second, atelier et appartement étant de niveau, je devais créer une marche artificielle en stoppant l’ascenseur un peu avant son arrêt normal. »

— Bravo. Dans le noir ça ne devait pas être facile ?

— Je me suis entraînée, des nuits durant, quand j’étais seule ici. C’est devenu une sorte de réflexe. À un centimètre près je suis capable d’arrêter la cabine toujours au même endroit.

Je ne pouvais me défendre d’une secrète admiration pour ces performances. Dans ce qu’elle venait de me dire, une phrase m’avait frappé : « je me suis entraînée des nuits durant, quand j’étais seule ici ».

J’imaginais la vie de cette jeune femme dans ces locaux industriels, en compagnie de son enfant repoussée.

« … des nuits durant, quand j’étais seule ici ».

Elle avait eu le temps en effet de concevoir un meurtre. De s’y préparer, puis de le préparer. De se consacrer à lui comme à une tâche…

— D’où vient que la porte du second n’était pas fermée à clé ?

« Je n’ai eu qu’à tourner le loquet pour entrer ici. »

— Par prudence.

— C’est-à-dire ?

— Chaque fois j’ai fait semblant de me servir d’une clé. En réalité c’était avec celle du premier que je farfouillais dans la serrure afin de donner le change. Je redoutais qu’au début de l’enquête on ne me demande mon trousseau de clés et que celle d’ici n’attire l’attention. Car, mon mari, lui, ne possédait pas la clé de cet appartement, et je craignais qu’on ne compare nos deux trousseaux.

J’ai lâché la main de Mme Dravet.

— Et dire que j’ai failli faire échouer ce plan si minutieux, si parfait.

Elle a hoché la tête.

— Oui. Je suis tombée sur le seul homme de ce quartier qui ne pouvait me servir de témoin. Lorsque vous m’avez avoué qui… qui vous étiez, je crois que j’ai failli me suicider…

« Tout était à refaire. »

— Et vous avez tout recommencé ?

— Seulement ça devenait très dangereux, à cause du corps qui se refroidissait. C’est pourquoi je me suis arrangée pour rester très longtemps partie avec M. Ferrie. C’était la seule solution qui me restait : laisser s’écouler beaucoup de temps de manière qu’on ne puisse pas situer à une heure près celle du décès… Je l’ai entraîné dans un endroit bruyant où nous nous sommes fait remarquer. Nous avons mis des chapeaux de papier, lancé des serpentins, bu du champagne. Il me disait que c’était le plus beau réveillon de sa vie.

Elle a eu un geste las :

— Vous croyez qu’ils feront l’autopsie ?

— S’ils ont des doutes, sûrement…

— Les lentérules ne laissent pas de traces suspectes, paraît-il. Il n’y a qu’une question d’angle de tir… Mais je crois avoir bien calculé…

À entendre sa voix tranquille, à voir son visage de jeune femme sage, on ne pouvait croire à son forfait ni surtout aux circonstances dans lesquelles elle l’avait accompli.

— Quant à cette question d’heure, poursuivait-elle, qui donc pourrait s’en douter s’il n’y a pas d’autopsie. Et encore !

« M. Ferrie a témoigné que le salon était vide quand nous sommes sortis. Il a témoigné ne pas m’avoir quittée. Il a témoigné avoir découvert le corps de mon mari même temps que moi.

Elle s’est plantée toute droite contre mes genoux et m’a soulevé la tête.

— Vous êtes mon seul vrai danger, maintenant.

« Quel effet cela fait-il de tenir ainsi le destin de quelqu’un dans sa main ? »

C’était elle qui me demandait cela ?

Elle qui avait tué un homme.

À moi qui avais tué une femme.

10

L’OISEAU DE VELOURS

Pourquoi l’avez-vous tué ainsi ?

Elle a secoué la tête.

— Je préfère ne pas essayer de vous expliquer. C’est à cause de ma fille. Jérôme a été si odieux avec cette enfant…

J’ai éclaté, brusquement :

— Vous n’allez pas me dire que vous avez voulu mettre le cadavre de cet homme dans ses petits souliers ?

La jeune femme est partie d’un rire féroce.

— Non, je ne vais pas vous le dire. Et pourtant vous n’êtes pas loin de la vérité, Albert !

Elle se souvenait encore de mon prénom ! Il n’en faut pas plus pour s’allier un homme. Jusque-là, j’étais vaguement humilié d’avoir été élu comme « pigeon » par cette fille. Mais n’était-ce pas le destin en fait qui m’avait choisi ?