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L’horloge lumineuse d’un carrefour indiquait onze heures moins vingt. Nous croisâmes un mendiant ivre qui me demanda l’aumône.

— Vous croyez, vous, que la nuit de Noël n’est pas une nuit comme les autres ? m’a-t-elle demandé.

— Bien sûr, puisque les hommes en ont décidé ainsi !

— Vous n’avez pas la foi ?

— Cela dépend des jours. Je suis le contraire des autres : j’ai la foi lorsque je suis heureux.

— L’avez-vous en ce moment ?

— Oui.

Son bras s’est fait pressant. Je sentais sa bonne chaleur de femme s’épandre dans mon corps. Un confus désir d’elle me tenaillait depuis que nous marchions ainsi, avec nos hanches qui se frôlaient.

À un certain moment, je l’ai sentie frissonner.

— Vous avez froid ?

— Un peu.

— Voulez-vous que nous entrions dans un bar ?

— Je n’ai pas envie de voir des gens…

Soudain, quelque chose m’a frappé : l’incohérence de tout cela. Par la pensée, j’ai pris de la hauteur et j’ai contemplé ce quartier comme on contemple la maquette d’une ville future.

Il y avait l’appartement de cette femme, avec une petite fille endormie ; le mien, si funèbre, si désolé… Et ces rues froides où nous déambulions d’une démarche de somnambule…

Elle s’est arrêtée brusquement.

— J’aimerais que vous m’emmeniez chez vous !

J’ai à peine été surpris.

— Je n’ose pas.

— Pourquoi ?

— C’est sinistre, et puis inhabité depuis tellement longtemps.

— Aucune importance. Je voudrais me rendre compte.

— Vous rendre compte ?

— Ça vous ennuie ?

— Ça me gêne, mais si vous y tenez.

Et nous avons pris ma rue. Elle était très médiocre et plus mal éclairée que les rues avoisinantes. Un chien longeait le trottoir d’en face d’une allure satisfaite, en paraissant savoir où il allait, s’arrêtant gravement parfois pour flairer un mur.

— Voilà, ai-je dit en m’arrêtant devant l’immeuble.

Sa façade décrépie ressemblait à une brûlure mal guérie. La porte en était restée ouverte et un courant d’air perfide, chargé de mauvaises odeurs, soufflait sous le porche.

À tâtons, j’ai cherché la minuterie. J’avais perdu l’automatisme de ce genre de geste. Une habitude de vingt ans s’était émoussée à cause de mon éloignement prolongé.

— Non, n’éclairez pas, a-t-elle supplié. C’est plus mystérieux ainsi.

Nous avons gravi l’escalier de bois recouvert d’une moquette jusqu’au premier seulement. En son milieu le tapis était complètement élimé. À partir du premier étage, on foulait le bois et chaque marche résonnait comme un tambour. La rampe vertigineuse collait un peu aux doigts : j’en avais honte, ainsi que de l’odeur d’eau de Javel qui nous pinçait le nez.

Jadis, lorsqu’il m’arrivait d’ouvrir ma porte après que la minuterie se fût éteinte, je plongeais la clé dans la serrure d’un mouvement infaillible. Mais ce soir-là, j’ai mis au moins deux minutes avant d’y parvenir.

Une vasque de verre jaune éclairait notre vestibule. Elle était suspendue au plafond par un triple cordon tressé qui se terminait par des glands. Les araignées s’en étaient donné à cœur joie. Le papier des murs était gaufré par l’humidité.

— Personne ne s’est occupé de ce logement depuis la mort de votre mère ?

— Si, la concierge, mais très mal, vous voyez.

J’ai fait entrer ma compagne dans la salle à manger.

— Une tranche de vie, hein ? ai-je plaisanté en désignant les pauvres meubles, les cache-pots de cuivre, les napperons brodés, les rideaux à grille, les abat-jour de perles et les abominables chromos des murs.

Elle n’a pas répondu.

Je lui ai montré la table ovale sur laquelle trônait une statue de bronze — fierté de ma mère — représentant un athlète aux muscles incroyables, arc-bouté pour pousser une roue de char. Cette roue toute seule était d’un ridicule achevé. L’athlète aussi qui paraissait fournir un effort démesuré pour peu de chose.

— Voilà, ai-je commenté, je faisais mes devoirs sur cette table car, excepté pour les grandes occasions, nous prenions tous nos repas à la cuisine. Pendant des années j’ai cru que cela était de fort bon goût. Et puis un jour j’ai vu et j’ai eu un peu honte. Pourtant j’ai continué d’aimer ce décor. Et il y avait surtout cette impression de sécurité que j’ai perdue pour toujours.

Elle avait les larmes aux yeux. Je l’ai poussée vers la chambre mortuaire. Je n’ai rien eu à expliquer ; elle a compris. Un long moment elle a contemplé cette pièce affligeante où j’essayais de découvrir une ombre chère.

C’est elle qui m’a entraîné vers ma chambre.

— Vous allez continuer d’habiter là ?

— Je ne sais pas.

— Vous n’avez pas de projets ?

— Je pense repartir. Seulement, auparavant, je veux essayer de séjourner ici. C’est à cause de ma mère, vous comprenez ?

« Elle est morte ici, toute seule avec mon absence. Moi je vais essayer de lui revaloir ça en y vivant, tout seul avec la sienne.

Ma voix s’est brisée, et pourtant je la croyais bien affermie. J’ai appuyé mon front au mur et j’ai enfoncé mes poings crispés dans mes yeux, aussi fort que j’ai pu.

Chez un voisin, la radio jouait « Revoir Sorrente ».

La femme a mis ses deux mains sur mes épaules et j’ai senti sa tête se blottir dans mon dos.

— Dites-moi tout de même votre prénom, a-t-elle chuchoté.

3

LA PROMENADE

Elle est allée s’asseoir sur mon lit.

Elle murmurait pour elle-même, à mi-voix mon prénom : « Albert… Albert ».

En la voyant, assise sur le lit avec son manteau ouvert, j’ai pensé qu’elle était la première femme à pénétrer dans ma chambre et je crois que j’ai rougi.

— Vous ressemblez étrangement à la personne que j’ai aimée.

— Vraiment ?

— C’est peut-être inélégant de vous le dire en ce moment ?

Elle a eu un geste vague qui signifiait « aucune importance ».

— Comment était-elle ? a questionné Mme Dravet.

— Je vous dis : comme vous. Un peu moins brune peut-être et un peu plus grande. Mais elle avait la même forme de visage, et les mêmes yeux à la fois intenses et pensifs.

— C’est à cause de cette ressemblance que vous avez fait attention à moi ?

— Non.

— Vous l’aimez encore ?

La question m’a troublé. Je ne me l’étais jamais posée depuis la mort d’Anna.

— Quelle que soit l’intensité de ce qu’on éprouve pour un être disparu, cela ne peut être de l’amour.

Je me suis laissé glisser à genoux sur la carpette miteuse. J’ai enserré ses jambes de mes bras fervents tandis que sa longue main élégante s’approchait de mon visage pour une caresse pleine de douceur et de tristesse.

— Vous resterez toute votre vie un petit garçon sauvage, Albert !

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas ; je le sens.

J’ai lâché ses jambes et pris sa main. Je l’ai portée à mes lèvres. Elle avait la peau fine et soyeuse, d’une tiédeur bouleversante.

— La plus jolie main du monde, ai-je balbutié.

Elle a eu un léger sourire satisfait.

— J’aime que vous remarquiez mes mains. En général, les hommes ne parlent jamais à une femme de ses mains.