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Après le départ du commandant, le grand homme blanc s’avança tranquillement et lui demanda s’il pouvait s’asseoir dans l’ombre du frêne. Celui-ci avait du tact, et une grande habileté. Selver se sentait mal à l’aise en sa compagnie. Comme Lyubov, celui-ci était aimable ; il comprenait, et serait pourtant lui-même au-delà de toute compréhension. Car les plus gentils d’entre eux étaient aussi hors d’atteinte, aussi insaisissables que les plus cruels. Et c’était pourquoi la présence de Lyubov dans son esprit restait pénible pour lui, alors que les rêves dans lesquels il voyait et touchait Thele, sa femme morte, étaient précieux et particulièrement paisibles.

— La fois où je suis venu ici, dit Lepennon, j’ai rencontré cet homme, Raj Lyubov. Je n’ai presque pas eu la possibilité de parler avec lui, mais je me souviens de ce qu’il disait, et depuis lors j’ai eu le temps de lire quelques-unes des études qu’il a réalisées sur votre peuple. Son travail, comme vous dites. C’est en grande partie grâce à son travail qu’Athshe est maintenant délivrée de la Colonie Terrienne. Cette délivrance, je crois, était devenue l’objectif de la vie de Lyubov. Vous qui êtes son ami, vous verrez que sa mort ne l’a pas empêché d’atteindre son but, d’achever son voyage.

Selver resta immobile. La gêne se transforma en peur dans son crâne. Celui-là parlait comme un Grand Rêveur.

Il ne répondit rien.

— Pourriez-vous me dire une chose, Selver ? Si la question ne vous blesse pas. Je n’en poserai plus d’autres… Il y a eu les tueries : au Camp Smith, et ici-même, à Eshsen, et finalement au Camp de la Nouvelle Java, où Davidson menait le groupe rebelle. Ce fut tout. Il n’y en a pas eu d’autres depuis… Est-ce vrai ? Il n’y a pas eu d’autres meurtres ?

— Je n’ai pas tué Davidson.

— Cela n’a pas d’importance », répondit Lepennon, qui se méprit ; Selver voulait dire que Davidson n’était pas mort et non pas, comme l’avait cru Lepennon, qu’il avait été tué par quelqu’un d’autre. Soulagé de voir que l’umin pouvait se tromper, Selver ne rectifia pas.

— Alors, il n’y a pas eu d’autres meurtres ?

— Aucun. Ils vous le diront, répondit Selver en désignant de la tête le colonel et Gosse.

— Je veux dire, chez les gens de votre peuple. Des Athshéens tuant d’autres Athshéens.

Selver demeura silencieux.

Il releva les yeux vers Lepennon, vers ce visage étrange, blanc comme le masque de l’Esprit du Frêne, qui se modifia en rencontrant son regard.

— Un dieu vient parfois, dit Selver. Il apporte une nouvelle manière d’accomplir une chose, ou une nouvelle chose à faire. Une nouvelle façon de chanter, ou une nouvelle sorte de mort. Il l’apporte en traversant le pont qui relie le temps du rêve et le temps du monde. Et quand il a fait cela, c’est fait. On ne peut pas prendre les choses qui se trouvent dans le monde pour essayer de les ramener dans le rêve, de les retenir à l’intérieur du rêve avec des murs et des prétextes. C’est de la folie. Ce qui existe, existe. Il est inutile, maintenant, de prétendre que nous ne savons pas comment nous tuer entre nous.

Lepennon posa sa longue main sur celle de Selver, si vite et avec une telle douceur que Selver accepta le contact comme si cette main n’était pas celle d’un étranger. Les ombres vert et or des feuilles de frêne frissonnaient au-dessus d’eux.

— Mais vous ne devez pas prétendre avoir des raisons de vous tuer entre vous. Le meurtre n’a pas de raison, dit Lepennon, le visage aussi triste et inquiet que celui de Lyubov. Nous allons partir. D’ici deux jours, nous serons partis. Tous. Pour toujours. Et les forêts d’Athshe redeviendront comme avant.

Lyubov sortit des ombres de l’esprit de Selver et dit :

— Je serai là.

— Lyubov sera là, déclara Selver. Et Davidson aussi. Tous les deux. Après ma mort, mon peuple redeviendra peut-être comme avant ma naissance, et avant votre arrivée. Mais je ne le crois pas.