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Je courus jusqu’à mon bureau, j’ouvris le tiroir fermé à clef ; j’en tirai un petit mouchoir froissé, le même qui avait servi à essuyer tes larmes, le soir de Superbagnères, et que, pauvre idiot, j’avais pressé contre ma poitrine. Je le pris, j’y attachai une pierre, comme j’eusse fait à un chien vivant que j’aurais voulu noyer, et je le jetai dans cette mare que, chez nous, on appelle « gouttiu ».

V

Alors s’ouvrit l’ère du grand silence qui, depuis quarante ans, n’a guère été rompu. Rien n’apparut au dehors de cet écroulement. Tout continua comme du temps de mon bonheur. Nous n’en demeurâmes pas moins unis dans la chair, mais le fantôme de Rodolphe ne naissait plus de notre étreinte et tu ne prononças plus jamais le nom redoutable. Il était venu à ton appel, il avait rôdé autour de notre couche, il avait accompli son œuvre de destruction. Et maintenant il ne restait plus que de se taire et d’attendre la longue suite des effets et l’enchaînement des conséquences.

Peut-être sentais-tu le tort que tu avais eu de parler. Tu ne pensais pas que ce fût très grave, mais simplement que le plus sage était de bannir ce nom de nos propos. Je ne sais si tu t’aperçus que nous ne causions plus comme autrefois, la nuit. C’en était fini de nos conversations interminables. Nous ne disions plus rien qui ne fût concerté. Chacun de nous se tenait sur ses gardes.

Je m’éveillais au milieu de la nuit, j’étais réveillé par ma souffrance. Je t’étais uni comme le renard au piège. J’imaginais les propos que nous eussions échangés si je t’avais secouée brutalement, si je t’avais précipitée hors du lit : « Non, je ne t’ai pas menti, aurais-tu crié, puisque je t’aimais… — Oui, comme un pis-aller, et parce qu’il est toujours aisé d’avoir recours au trouble charnel qui ne signifie rien, pour faire croire à l’autre qu’on le chérit. Je n’étais pas un monstre : la première jeune fille venue qui m’eût aimé aurait fait de moi ce qui lui aurait plu. » Parfois je gémissais dans les ténèbres, et tu te ne te réveillais pas.

Ta première grossesse rendit d’ailleurs toute explication inutile et changea peu à peu nos rapports. Elle s’était déclarée avant les vendanges. Nous revînmes à la ville, tu fis une fausse couche et dus demeurer, plusieurs semaines, étendue. Au printemps, tu étais de nouveau enceinte. Il fallait te ménager beaucoup. Alors commencèrent ces années de gestations, d’accidents, d’accouchements qui me fournirent de plus de prétextes qu’il n’était nécessaire pour m’éloigner de toi. Je m’enfonçai dans une vie de secrets désordres, très secrets, car je commençais à plaider beaucoup, que j’étais « à mon affaire », comme disait maman, et qu’il s’agissait pour moi de sauver la face. J’avais mes heures, mes habitudes. La vie dans une ville de province développe, chez le débauché, l’instinct de ruse du gibier. Rassure-toi, Isa, je te ferai grâce de ce qui te fait horreur. Ne redoute aucune peinture de cet enfer où je descendais presque chaque jour. Tu m’y rejetas, toi qui m’en avais tiré.

Eussé-je été moins prudent, tu n’y aurais vu que du feu. Dès la naissance d’Hubert, tu trahis ta vraie nature : tu étais mère, tu n’étais que mère. Ton attention se détourna de moi. Tu ne me voyais plus ; il était vrai, à la lettre, que tu n’avais d’yeux que pour les petits. J’avais accompli, en te fécondant, ce que tu attendais de moi.

Tant que les enfants furent des larves et que je ne m’intéressai pas à eux, il ne put naître entre nous aucun conflit. Nous ne nous rencontrions plus que dans ces gestes rituels où les corps agissent par habitude, où un homme et une femme sont chacun à mille lieues de leur propre chair.

Tu ne commenças à t’apercevoir que j’existais que lorsqu’à mon tour je rôdai autour de ces petits. Tu ne commenças à me haïr que lorsque je prétendis avoir des droits sur eux. Réjouis-toi de l’aveu que j’ose te faire : l’instinct paternel ne m’y poussait pas. Très vite, j’ai été jaloux de cette passion qu’ils avaient éveillée en toi. Oui, j’ai cherché à te les prendre pour te punir. Je me donnais de hautes raisons, je mettais en avant l’exigence du devoir. Je ne voulais pas qu’une femme bigote faussât l’esprit de mes enfants. Telles étaient les raisons dont je me payais. Mais il s’agissait bien de cela !

Sortirai-je jamais de cette histoire ? Je l’ai commencée pour toi ; et déjà il m’apparaît invraisemblable que tu puisses me suivre plus longtemps. Au fond, c’est pour moi-même que j’écris. Vieil avocat, je mets en ordre mon dossier, je classe les pièces de ma vie, de ce procès perdu. Ces cloches… Demain, Pâques. Je descendrai en l’honneur de ce saint jour, je te l’ai promis. « Les enfants se plaignent de ne pas te voir », me disais-tu, ce matin. Notre fille Geneviève était avec toi, debout auprès de mon lit. Tu es sortie, pour que nous restions seuls, elle et moi : elle avait quelque chose à me demander. Je vous avais entendues chuchotant dans le couloir : « Il vaut mieux que ce soit toi qui parles la première », disais-tu à Geneviève… Il s’agit de son gendre, bien sûr, de Phili, cette gouape. Que je suis devenu fort pour détourner la conversation, pour empêcher la question d’être posée ! Geneviève est sortie sans avoir rien pu me dire. Je sais ce qu’elle veut. J’ai tout entendu, l’autre jour : quand la fenêtre du salon est ouverte, au-dessous de la mienne, je n’ai qu’à me pencher un peu. Il s’agit d’avancer les capitaux dont Phili a besoin pour acheter un quart d’agent de change. Un placement comme un autre, bien sûr… Comme si je ne voyais pas venir le grain, comme s’il ne fallait pas, maintenant, mettre son argent sous clef… S’ils savaient tout ce que j’ai réalisé, le mois dernier, flairant la baisse…

Ils sont tous partis pour les vêpres. Pâques a vidé la maison, les champs. Je demeure seul, vieux Faust séparé de la joie du monde par l’atroce vieillesse. Ils ne savent pas ce qu’est la vieillesse. Pendant le déjeuner, ils étaient tous attentifs à recueillir ce qui tombait de mes lèvres touchant la Bourse, les affaires. Je parlais surtout pour Hubert, pour qu’il enraie s’il est encore temps. De quel air anxieux il m’écoutait… En voilà un qui ne cache pas son jeu ! Il laissait vide l’assiette que tu lui remplissais, avec cette obstination des pauvres mères qui voient leur fils dévoré par un souci et qui les font manger de force, comme si c’était cela de gagné, comme si c’était autant de pris ! Et il te rabrouait, comme autrefois je rabrouais maman.

Et le soin du jeune Phili pour remplir mon verre ! et le faux intérêt de sa femme, la petite Janine : « Grand-père, vous avez tort de fumer. Même une seule cigarette, c’est trop. Êtes-vous sûr qu’on ne s’est pas trompé, que c’est bien du café décaféiné ? » Elle joue mal, pauvre petite, elle parle faux. Sa voix, l’émission de sa voix, la livre tout entière. Toi aussi, jeune femme, tu étais affectée. Mais dès ta première grossesse, tu redevins toi-même. Janine, elle, sera jusqu’à la mort une dame qui se tient au courant, répète ce qu’elle a entendu qui lui a paru être distingué, emprunte des opinions sur tout et ne comprend rien à rien. Comment Phili, si nature, lui, un vrai chien, supporte-t-il de vivre avec cette petite idiote ? Mais non ; tout est faux en elle, sauf sa passion. Elle ne joue mal que parce que rien ne compte à ses yeux, rien n’existe que son amour.

Après le déjeuner, nous étions tous assis sur le perron. Janine et Phili regardaient Geneviève, leur mère d’un air suppliant ; et à son tour, elle se tournait vers toi. Tu as fait un signe imperceptible de dénégation. Alors Geneviève s’est levée, et m’a demandé :