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Pour la première fois depuis des semaines, je me dirigeai vers les vignes en partie dépouillées de leurs fruits et qui glissaient au sommeil. Le paysage était léger, limpide, gonflé comme ces bulles azurées que Marie autrefois soufflait au bout d’une paille. Déjà le vent et le soleil durcissaient les ornières et les empreintes profondes des bœufs. Je marchais, emportant en moi l’image de cette Isa inconnue, en proie à des passions puissantes que Dieu seul avait eu pouvoir de mater. Cette ménagère avait été une sœur dévorée de jalousie. Le petit Luc lui avait été odieux… une femme capable de haïr un petit garçon… jalouse à cause de ses propres enfants ? Parce que je leur préférais Luc ? Mais elle avait aussi détesté Marinette… Oui, oui : elle avait souffert par moi ; j’avais eu ce pouvoir de la torturer. Quelle folie ! morte Marinette, mort Luc, morte Isa, morts ! morts ! et moi, vieillard debout, à l’extrême bord de la même fosse où ils s’étaient abîmés, je jouissais de n’avoir pas été indifférent à une femme, d’avoir soulevé en elle ces remous.

C’était risible et, en vérité, je riais seul, haletant un peu, appuyé contre un piquet de vigne, face aux pâles étendues de brume où des villages avec leurs églises, des routes et tous leurs peupliers avaient sombré. La lumière du couchant se frayait un difficile chemin jusqu’à ce monde enseveli. Je sentais, je voyais, je touchais mon crime. Il ne tenait pas tout entier dans ce hideux nid de vipères : haine de mes enfants, désir de vengeance, amour de l’argent ; mais dans mon refus de chercher au delà de ces vipères emmêlées. Je m’en étais tenu à ce nœud immonde comme s’il eût été mon cœur même, — comme si les battements de ce cœur s’étaient confondus avec ces reptiles grouillants. Il ne m’avait pas suffi, au long d’un demi-siècle, de ne rien connaître en moi que ce qui n’était pas moi : j’en avais usé de même à l’égard des autres. De pauvres convoitises, sur la face de mes enfants, me fascinaient. La stupidité de Robert était ce qui m’apparaissait de lui, et je m’en tenais à cette apparence. Jamais l’aspect des autres ne s’offrit à moi comme ce qu’il faut crever, comme ce qu’il faut traverser pour les atteindre. C’était à trente ans, à quarante ans, que j’eusse dû faire cette découverte. Mais aujourd’hui, je suis un vieillard au cœur trop lent, et je regarde le dernier automne de ma vie endormir la vigne, l’engourdir de fumées et de rayons. Ceux que je devais aimer sont morts ; morts ceux qui auraient pu m’aimer. Et les survivants, je n’ai plus le temps, ni la force de tenter vers eux le voyage, de les redécouvrir. Il n’est rien en moi, jusqu’à ma voix, à mes gestes, à mon rire, qui n’appartienne au monstre que j’ai dressé contre le monde et à qui j’ai donné mon nom.

Était-ce précisément ces pensées que je remâchais, appuyé contre ce piquet de vigne, à l’extrémité d’une rège, face aux prairies resplendissantes d’Yquem, où le soleil déclinant s’était posé ? Un incident, que je dois rapporter ici, me les a sans doute rendues plus claires ; mais elles étaient en moi déjà, ce soir-là, tandis que je revenais vers la maison, pénétré jusqu’au cœur par la paix qui remplissait la terre ; les ombres s’allongeaient, le monde entier n’était qu’acceptation ; au loin, les côtes perdues ressemblaient à des épaules courbées : elles attendaient le brouillard et la nuit pour s’allonger peut-être, pour s’étendre, pour s’endormir d’un sommeil humain.

J’espérais trouver Geneviève et Hubert à la maison : ils m’avaient promis de partager mon dîner. C’était la première fois de ma vie que je souhaitais leur venue, que je m’en faisais une joie. J’étais impatient de leur montrer mon nouveau cœur. Il ne fallait pas perdre une minute pour les connaître, pour me faire connaître d’eux. Aurais-je le temps, avant la mort, de mettre ma découverte à l’épreuve ? Je brûlerais les étapes vers le cœur de mes enfants, je passerais à travers tout ce qui nous séparait. Le nœud de vipères était enfin tranché : j’avancerais si vite dans leur amour qu’ils pleureraient en me fermant les yeux.

Ils n’étaient pas arrivés encore. Je m’assis sur le banc, près de la route, attentif au bruit des moteurs. Plus ils tardaient et plus je désirais leur venue. J’avais des retours de ma vieille colère : ça leur était bien égal de me faire attendre ! il leur importait peu que je souffrisse à cause d’eux ; ils faisaient exprès… Je me repris : ce retard pouvait avoir une cause que j’ignorais, et il n’y avait aucune chance que ce fût précisément celle dont, par habitude, je nourrissais ma rancœur. La cloche annonçait le dîner. J’allai jusqu’à la cuisine pour avertir Amélie qu’il fallait attendre encore un peu. Il était bien rare que l’on me vît sous ces solives noires où des jambons pendaient. Je m’assis près du feu, sur une chaise de paille. Amélie, son mari et Cazau, l’homme d’affaires, dont j’avais entendu de loin les grands rires, s’étaient tus dès mon entrée. Une atmosphère de respect et de terreur m’entourait. Jamais je ne parle aux domestiques. Non que je sois un maître difficile ou exigeant, ils n’existent pas à mes yeux, je ne les vois pas. Mais ce soir, leur présence me rassurait. Parce que mes enfants ne venaient pas, j’aurais voulu prendre mon repas sur un coin de cette table, où la cuisinière hachait la viande.

Cazau avait fui, Ernest enfilait une veste blanche pour me servir. Son silence m’oppressait. Je cherchais en vain une parole. Mais je ne connaissais rien de ces deux êtres qui nous étaient dévoués depuis vingt ans. Enfin je me rappelai qu’autrefois, leur fille, mariée à Sauveterre de Guyenne, venait les voir et qu’Isa ne lui payait pas le lapin qu’elle apportait, parce qu’elle prenait plusieurs repas à la maison. J’articulai, sans tourner la tête, un peu vite :

— Eh bien, Amélie, comment va votre fille ? Toujours à Sauveterre ?

Elle abaissa vers moi sa face tannée, et après m’avoir dévisagé :

— Monsieur sait qu’elle est morte… il y aura dix ans le 29, le jour de la Saint-Michel. Monsieur se rappelle bien ?

Son mari, lui, resta muet ; mais il me regarda d’un air dur ; il croyait que j’avais fait semblant d’oublier. Je balbutiai : « Excusez-moi… ma vieille tête… » Mais, comme quand j’étais gêné et intimidé, je ricanais un peu, je ne pouvais me retenir de ricaner. L’homme annonça, avec sa voix habituelle : « Monsieur est servi. »

Je me levai aussitôt et allai m’asseoir dans la salle à manger mal éclairée, en face de l’ombre d’Isa. Ici Geneviève, puis l’abbé Ardouin, puis Hubert… Je cherchai des yeux, entre la fenêtre et le buffet, la haute chaise de Marie qui avait servi à Janine et à la fille de Janine. Je fis semblant d’avaler quelques bouchées ; le regard de cet homme qui me servait m’était horrible.

Au salon, il avait allumé un feu de sarments. Dans cette pièce, chaque génération, en se retirant, comme une marée ses coquillages, avait laissé des albums, des coffrets, des daguerréotypes, des lampes carcel. Des bibelots morts couvraient les consoles. Un pas lourd de cheval dans l’ombre, le bruit du pressoir qui touche la maison me navraient le cœur. « Mes petits, pourquoi n’êtes-vous pas venus ? » Cette plainte me monta aux lèvres. Si, à travers la porte, les domestiques l’avaient entendue, ils auraient cru qu’il y avait un étranger dans le salon ; car ce ne pouvait être la voix ni les paroles du vieux misérable, dont ils s’imaginaient qu’il avait fait exprès de ne pas savoir que leur fille était morte.

Tous, femme, enfants, maîtres et serviteurs, ils s’étaient ligués contre mon âme, ils m’avaient dicté ce rôle odieux. Je m’étais figé atrocement dans l’attitude qu’ils exigeaient de moi. Je m’étais conformé au modèle que me proposait leur haine. Quelle folie, à soixante-huit ans, d’espérer remonter le courant, leur imposer une vision nouvelle de l’homme que je suis pourtant, que j’ai toujours été ! Nous ne voyons que ce que nous sommes accoutumés à voir. Et vous non plus, pauvres enfants, je ne vous vois pas. Si j’étais plus jeune, les plis seraient moins marqués, les habitudes moins enracinées ; mais je doute que, même dans ma jeunesse, j’eusse pu rompre cet enchantement. Il faudrait une force, me disais-je. Quelle force ? Quelqu’un. Oui, quelqu’un en qui nous nous rejoindrions tous et qui serait le garant de ma victoire intérieure, aux yeux des miens ; quelqu’un qui porterait témoignage pour moi, qui m’aurait déchargé de mon fardeau immonde, qui l’aurait assumé…