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Donc, déchire ce cahier, n’en parle à personne ; qu’il n’en soit même plus question jamais entre nous. Je ne dis pas que ce ne soit pas dommage. Il y a là des indications psychologiques, et même des impressions de nature, qui dénotent, chez cet orateur, un don réel d’écrivain. Raison de plus pour le déchirer. Imagines-tu un de nos enfants publiant ça plus tard ? Ce serait du propre !

Mais de toi à moi, nous pouvons appeler les choses par leur nom, et la lecture de ce cahier achevée, la demi-démence de notre père ne saurait plus faire doute pour nous. Je m’explique, aujourd’hui, une parole de ta fille, que j’avais prise pour une lubie de malade : « Grand-père est le seul homme religieux que j’aie jamais rencontré. La pauvre petite s’était laissé prendre aux vagues aspirations, aux rêveries de cet hypocondre. Ennemi des siens, haï de tous, sans amis, malheureux en amour, comme tu le verras (il y a des détails comiques), jaloux de sa femme au point de ne lui avoir jamais pardonné un vague flirt de jeune fille, a-t-il, vers la fin, désiré les consolations de la prière ? Je n’en crois rien : ce qui éclate dans ces lignes, c’est le désordre mental le plus caractérisé : manie de la persécution, délire à forme religieuse. N’y a-t-il pas trace, me demanderas-tu, de vrai christianisme dans son cas ? Non : un homme, aussi averti que je le suis de ces questions, sait ce qu’en vaut l’aune. Ce faux mysticisme, je l’avoue, me cause un insurmontable dégoût.

Peut-être les réactions d’une femme seront-elles différentes ? Si cette religiosité t’impressionnait, rappelle-toi que notre père, étonnamment doué pour la haine, n’a jamais rien aimé que contre quelqu’un. L’étalage de ses aspirations religieuses est une critique directe, ou détournée, des principes que notre mère nous a inculqués dès l’enfance. Il ne donne dans un mysticisme fuligineux que pour en mieux accabler la religion raisonnable, modérée, qui fut toujours en honneur dans notre famille. La vérité, c’est l’équilibre… Mais je m’arrête devant des considérations où tu me suivrais malaisément. Je t’en ai assez dit : consulte le document lui-même. Je suis impatient de connaître ton impression.

Il me reste bien peu de place pour répondre aux questions importantes que tu me poses. Ma chère Geneviève, dans la crise que nous subissons, le problème que nous avons à résoudre est angoissant : si nous gardons dans un coffre ces liasses de billets, il nous faudra vivre sur notre capital ; ce qui est un malheur. Si au contraire nous donnons en bourse des ordres d’achat, les coupons touchés ne nous consoleront pas de l’effritement ininterrompu des valeurs. Puisque, de toute façon, nous sommes condamnés à perdre, la sagesse est de garder les billets de la Banque de France : le franc ne vaut que quatre sous, mais il est gagé par une immense réserve d’or. Sur ce point, notre père avait vu clair et nous devons suivre son exemple. Il y a une tentation, ma chère Geneviève, contre laquelle tu dois lutter de toutes tes forces : c’est la tentation du placement à tout prix, si enracinée dans le public français. Évidemment, il faudra vivre dans la plus stricte économie. Tu sais que tu me trouveras toujours dès que tu auras besoin d’un conseil. En dépit du malheur des temps, des occasions peuvent, d’ailleurs, se présenter d’un jour à l’autre : je suis de très près, en ce moment, un Kina et un spiritueux anisé : voilà un type d’affaires qui ne souffrira pas de la crise. À mon avis, c’est dans cette direction que nous devons tourner un regard à la fois hardi et prudent.

Je me réjouis des meilleures nouvelles que tu me donnes de Janine. Il n’y a pas à craindre, pour l’instant, cet excès de dévotion qui t’inquiète chez elle. L’essentiel est que sa pensée se détourne de Phili. Quant au reste, elle retrouvera d’elle-même la mesure : elle appartient à une race qui a toujours su ne pas abuser des meilleures choses.

À mardi, ma chère Geneviève.

Ton frère dévoué
HUBERT
…………
JANINE A HUBERT

Mon cher oncle, je viens vous demander d’être juge entre maman et moi. Elle refuse de me confier le « journal » de grand-père : à l’entendre, mon culte pour lui ne résisterait pas à une telle lecture. Puisqu’elle tient si vivement à ne pas atteindre en moi cette chère mémoire, pourquoi me répète-t-elle chaque jour : « Tu ne saurais imaginer le mal qu’il dit de toi. Même ton physique n’est pas épargné… » ? Je m’étonne plus encore de son empressement à me faire lire la dure lettre où vous avez commenté ce « journal »…

De guerre lasse, maman m’a dit qu’elle me le communiquerait si vous le jugiez bon, et qu’elle s’en rapportait à vous. Je fais donc appel à votre esprit de justice.

Souffrez que j’écarte d’abord la première objection qui me concerne seule : aussi implacable que grand-père, dans ce document, se puisse montrer à mon égard, je suis assurée qu’il ne me juge pas plus mal que je ne fais moi-même. Je suis assurée, surtout, que sa sévérité épargne la malheureuse qui vécut tout un automne auprès de lui, jusqu’à sa mort, dans la maison de Calèse.

Mon oncle, pardonnez-moi de vous contredire sur un point essentiel : je demeure le seul témoin de ce qu’étaient devenus les sentiments de grand-père, durant les dernières semaines de sa vie. Vous dénoncez sa vague et malsaine religiosité ; et moi je vous affirme qu’il a eu trois entrevues (une à la fin d’octobre et deux en novembre) avec M. le curé de Calèse dont, je ne sais pourquoi, vous refusez de recueillir le témoignage. Selon maman, le journal où il note les moindres incidents de sa vie ne relate rien de ces rencontres, ce qu’il n’eût pas manqué de faire, si elles avaient été l’occasion d’un changement dans sa destinée… Mais maman dit aussi que le journal est interrompu au milieu d’un mot : il n’est pas douteux que la mort a surpris votre père au moment où il allait parler de sa confession. En vain prétendrez-vous que, s’il avait été absous, il aurait communié. Moi, je sais ce qu’il m’a répété, l’avant-veille de sa mort : obsédé par son indignité, le pauvre homme avait résolu d’attendre Noël. Quelle raison avez-vous de ne pas me croire ? Pourquoi faire de moi une hallucinée ? Oui, l’avant-veille de sa mort, le mercredi, je l’entends encore, dans le salon de Calèse, me parler de ce Noël désiré, avec une voix pleine d’angoisse, ou peut-être déjà voilée…

Rassurez-vous, mon oncle : je ne prétends pas faire de lui un saint. Je vous accorde que ce fut un homme terrible, et quelquefois même affreux. Il n’empêche qu’une admirable lumière l’a touché dans ses derniers jours et que c’est lui, lui seul, à ce moment-là, qui m’a pris la tête à deux mains, qui a détourné de force mon regard…

Ne croyez-vous pas que votre père eût été un autre homme si nous-mêmes avions été différents ? Ne m’accusez pas de vous jeter la pierre : je connais vos qualités, je sais que grand-père s’est montré cruellement injuste envers vous et envers maman. Mais ce fut notre malheur à tous qu’il nous ait pris pour des chrétiens exemplaires… Ne protestez pas : depuis sa mort, je fréquente des êtres qui peuvent avoir leurs défauts, leurs faiblesses, mais qui agissent selon leur foi, qui se meuvent en pleine grâce. S’il avait vécu au milieu d’eux, grand-père n’aurait-il découvert, depuis de longues années, ce port où il n’a pu atteindre qu’à la veille de mourir ?