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Je relis ces lignes écrites hier soir dans une sorte de délire. Comment ai-je pu céder à cette fureur ? Ce n’est plus une lettre, mais un journal interrompu, repris… Vais-je effacer cela ? Tout recommencer ? Impossible : le temps me presse. Ce que j’ai écrit est écrit. D’ailleurs, que désirai-je, sinon m’ouvrir tout entier devant toi, t’obliger à me voir jusqu’au fond ? Depuis trente ans, je ne suis plus rien à tes yeux qu’un appareil distributeur de billets de mille francs, un appareil qui fonctionne mal et qu’il faut secouer sans cesse, jusqu’au jour où on pourra enfin l’ouvrir, l’éventrer, puiser à pleines mains dans le trésor qu’il renferme.

De nouveau je cède à la rage. Elle me ramène au point où je m’étais interrompu : il faut remonter à la source de cette fureur, me rappeler cette nuit fatale… Mais d’abord, souviens-toi de notre première rencontre.

J’étais à Luchon, avec ma mère, en août 83. L’hôtel Sacarrori de ce temps-là était plein de meubles rembourrés, de poufs, d’isards empaillés. Les tilleuls des allées d’Étigny, c’est toujours leur odeur que je sens, après tant d’années, quand les tilleuls fleurissent. Le trot menu des ânes, les sonnailles, les claquements de fouets m’éveillaient le matin. L’eau de la montagne ruisselait jusque dans les rues. Des petits marchands criaient les croissants et les pains au lait. Des guides passaient à cheval, je regardais partir les cavalcades.

Tout le premier était habité par les Fondaudège. Ils occupaient l’appartement du roi Léopold. « Fallait-il qu’ils fussent dépensiers, ces gens-là ! » disait ma mère. Car cela ne les empêchait pas d’être toujours en retard quand il s’agissait de payer (ils avaient loué les vastes terrains que nous possédions aux docks, pour entredéposer des marchandises).

Nous dînions à la table d’hôte ; mais vous, les Fondaudège, vous étiez servis à part. Je me rappelle cette table ronde, près des fenêtres : ta grand-mère, obèse, qui cachait un crâne chauve sous des dentelles noires où tremblait du jais. Je croyais toujours qu’elle me souriait : mais c’était la forme de ses yeux minuscules et la fente démesurée de sa bouche qui donnait cette illusion. Une religieuse la servait, figure bouffie, bilieuse, enveloppée de linges empesés. Ta mère… comme elle était belle ! Vêtue de noir, toujours en deuil de ses deux enfants perdus. Ce fut elle, et non toi, que d’abord j’admirai à la dérobée. La nudité de son cou, de ses bras et de ses mains me troublait. Elle ne portait aucun bijou. J’imaginais des défis stendhaliens et me donnais jusqu’au soir pour lui adresser la parole ou lui glisser une lettre. Pour toi, je te remarquais à peine. Je croyais que les jeunes filles ne m’intéressaient pas. Tu avais d’ailleurs cette insolence de ne jamais regarder les autres, qui était une façon de les supprimer.

Un jour, comme je revenais du Casino, je surpris ma mère en conversation avec Mme Fondaudège, obséquieuse, trop aimable, comme quelqu’un qui désespère de s’abaisser au niveau de son interlocuteur. Au contraire, maman parlait fort : c’était un locataire qu’elle tenait entre ses pattes et les Fondaudège n’étaient rien de plus à ses yeux que des payeurs négligents. Paysanne, terrienne, elle se méfiait du négoce et de ces fragiles fortunes sans cesse menacées. Je l’interrompis comme elle disait : « Bien sûr, j’ai confiance en la signature de M. Fondaudège, mais… »

Pour la première fois, je me mêlai à une conversation d’affaires. Mme Fondaudège obtint le délai qu’elle demandait. J’ai bien souvent pensé, depuis, que l’instinct paysan de ma mère ne l’avait pas trompée : ta famille m’a coûté assez cher et si je me laissais dévorer, ton fils, ta fille, ton petit-gendre, auraient bientôt fait d’anéantir ma fortune, de l’engouffrer dans leurs affaires. Leurs affaires ! Un bureau au rez-de chaussée, un téléphone, une dactylo… Derrière ce décor, l’argent disparaît par paquets de cent mille. Mais je m’égare… Nous sommes en 1883, à Bagnères-de-Luchon.

Je voyais maintenant cette famille puissante me sourire. Ta grand-mère ne s’interrompait pas de parler, parce qu’elle était sourde. Mais depuis qu’il m’était donné d’échanger, après les repas, quelques propos avec ta mère, elle m’ennuyait et dérangeait les romanesques idées que je m’étais faites à son sujet. Tu ne m’en voudras pas de rappeler que sa conversation était plate, qu’elle habitait un univers si borné et usait d’un vocabulaire si réduit qu’au bout de trois minutes je désespérais de soutenir la conversation.

Mon attention, détournée de la mère, se fixa sur la fille. Je ne m’aperçus pas tout de suite qu’on ne mettait aucun obstacle à nos entretiens. Comment aurais-je pu imaginer que les Fondaudège voyaient en moi un parti avantageux ? Je me souviens d’une promenade dans la vallée du Lys. Ta grand-mère au fond de la victoria, avec la religieuse ; et nous deux sur le strapontin. Dieu sait que les voitures ne manquaient pas à Luchon ! Il fallait être une Fondaudège pour y avoir amené son équipage.

Les chevaux allaient au pas, dans un nuage de mouches. La figure de la sœur était luisante ; ses yeux mi-clos. Ta grand-mère s’éventait avec un éventail acheté sur les allées d’Étigny et où était dessiné un matador estoquant un taureau noir. Tu avais des gants longs malgré la chaleur. Tout était blanc sur toi, jusqu’à tes bottines aux hautes tiges : « tu étais vouée au blanc », me disais-tu, depuis la mort de tes deux frères. J’ignorais ce que signifiait « être vouée au blanc ». J’ai su, depuis, combien, dans ta famille, on avait de goût pour ces dévotions un peu bizarres. Tel était alors mon état d’esprit que je trouvais à cela une grande poésie. Comment te faire comprendre ce que tu avais suscité en moi ? Tout d’un coup, j’avais la sensation de ne plus déplaire, je ne déplaisais plus, je n’étais pas odieux. Une des dates importantes de ma vie fut ce soir où tu me dis : « C’est extraordinaire, pour un garçon, d’avoir de si grands cils ! »

Je cachais soigneusement mes idées avancées. Je me rappelle, durant cette promenade, comme nous étions descendus tous les deux pour alléger la voiture, qu’à une montée, ta grand-mère et la religieuse prirent leur chapelet, et du haut de son siège, le vieux cocher, dressé depuis des années, répondait aux Ave Maria. Toi-même, tu souriais en me regardant. Mais je demeurais imperturbable. Il ne me coûtait pas de vous accompagner, le dimanche, à la messe d’onze heures. Aucune idée métaphysique ne se rattachait pour moi à cette cérémonie. C’était le culte d’une classe, auquel j’étais fier de me sentir agrégé, une sorte de religion des ancêtres à l’usage de la bourgeoisie, un ensemble de rites dépourvus de toute signification autre que sociale.

Comme parfois tu me regardais à la dérobée, le souvenir de ces messes demeure lié à cette merveilleuse découverte que je faisais : être capable d’intéresser, de plaire, d’émouvoir. L’amour que j’éprouvais se confondait avec celui que j’inspirais, que je croyais inspirer. Mes propres sentiments n’avaient rien de réel. Ce qui comptait, c’était ma foi en l’amour que tu avais pour moi. Je me reflétais dans un autre et mon image ainsi reflétée n’offrait rien de repoussant. Dans une détente délicieuse, je m’épanouissais. Je me rappelle ce dégel de tout mon être sous ton regard, ces émotions jaillissantes, ces sources délivrées. Les gestes les plus ordinaires de tendresse, une main serrée, une fleur gardée dans un livre, tout m’était nouveau, tout m’enchantait.

Seule, ma mère n’avait pas le bénéfice de ce renouvellement. D’abord parce que je la sentais hostile au rêve (que je croyais fou) qui se formait lentement en moi. Je lui en voulais de n’être pas éblouie. « Tu ne vois pas que ces gens cherchent à t’attirer ? » répétait-elle, sans se douter qu’elle risquait ainsi de détruire mon immense joie d’avoir plu enfin à une jeune fille. Il existait une jeune fille au monde à qui je plaisais et qui peut-être souhaitait de m’épouser : je le croyais, malgré la méfiance de ma mère ; car vous étiez trop grands, trop puissants, pour avoir quelque avantage à notre alliance. Il n’empêche que je nourrissais une rancune presque haineuse contre ma mère qui mettait en doute mon bonheur.