— Mêler l’argent aux sentiments, n’est-ce pas horrible ? Vous ne pourrez pas m’aimer, dit-elle.
Ce mélange de bons sentiments, qui rendent les femmes si grandes, et des fautes que la constitution actuelle de la société les force à commettre, bouleversait Eugène, qui disait des paroles douces et consolantes en admirant cette belle femme, si naïvement imprudente dans son cri de douleur.
— Vous ne vous armerez pas de ceci contre moi, dit-elle, promettez-le moi.
— Ah, madame ! j’en suis incapable, dit-il.
Elle lui prit la main et la mit sur son cœur par un mouvement plein de reconnaissance et de gentillesse. — Grâce à vous me voilà redevenue libre et joyeuse. Je vivais pressée par une main de fer. Je veux maintenant vivre simplement, ne rien dépenser. Vous me trouverez bien comme je serai, mon ami, n’est-ce pas ? Gardez ceci, dit-elle en ne prenant que six billets de banque. En conscience je vous dois mille écus, car je me suis considérée comme étant de moitié avec vous. Eugène se défendit comme une vierge. Mais la baronne lui ayant dit : — Je vous regarde comme mon ennemi si vous n’êtes pas mon complice, il prit l’argent. — Ce sera une mise de fonds en cas de malheur, dit-il.
— Voilà le mot que je redoutais, s’écria-t-elle en pâlissant. Si vous voulez que je sois quelque chose pour vous, jurez-moi, dit-elle, de ne jamais retourner au jeu. Mon Dieu ! moi, vous corrompre ! j’en mourrais de douleur.
Ils étaient arrivés. Le contraste de cette misère et de cette opulence étourdissait l’étudiant, dans les oreilles duquel les sinistres paroles de Vautrin vinrent retentir.
— Mettez-vous là, dit la baronne en entrant dans sa chambre et montrant une causeuse auprès du feu, je vais écrire une lettre bien difficile ! Conseillez-moi.
— N’écrivez pas, lui dit Eugène, enveloppez les billets, mettez l’adresse, et envoyez-les par votre femme de chambre.
— Mais vous êtes un amour d’homme, dit-elle. Ah ! voilà, monsieur, ce que c’est que d’avoir été bien élevé ! Ceci est du Beauséant tout pur, dit-elle en souriant.
— Elle est charmante, se dit Eugène qui s’éprenait de plus en plus. Il regarda cette chambre où respirait la voluptueuse élégance d’une riche courtisane.
— Cela vous plaît-il ? dit-elle en sonnant sa femme de chambre.
— Thérèse, portez cela vous-même à monsieur de Marsay, et remettez-le à lui-même. Si vous ne le trouvez pas, vous me rapporterez la lettre.
Thérèse ne partit pas sans avoir jeté un malicieux coup d’œil sur Eugène. Le dîner était servi. Rastignac donna le bras à madame de Nucingen, qui le mena dans une salle à manger délicieuse, où il retrouva le luxe de table qu’il avait admiré chez sa cousine.
— Les jours d’Italiens, dit-elle, vous viendrez dîner avec moi, et vous m’accompagnerez.
— Je m’accoutumerais à cette douce vie si elle devait durer ; mais je suis un pauvre étudiant qui a sa fortune à faire.
— Elle se fera, dit-elle en riant. Vous voyez, tout s’arrange : je ne m’attendais pas à être si heureuse.
Il est dans la nature des femmes de prouver l’impossible par le possible et de détruire les faits par des pressentiments. Quand madame de Nucingen et Rastignac entrèrent dans leur loge aux Bouffons, elle eut un air de contentement qui la rendait si belle, que chacun se permit de ces petites calomnies contre lesquelles les femmes sont sans défense, et qui font souvent croire à des désordres inventés à plaisir. Quand on connaît Paris, on ne croit à rien de ce qui s’y dit, et l’on ne dit rien de ce qui s’y fait. Eugène prit la main de la baronne, et tous deux se parlèrent par des pressions plus ou moins vives, en se communiquant les sensations que leur donnait la musique. Pour eux, cette soirée fut enivrante. Ils sortirent ensemble, et madame de Nucingen voulut reconduire Eugène jusqu’au Pont-Neuf, en lui disputant, pendant toute la route, un des baisers qu’elle lui avait si chaleureusement prodigués au Palais-Royal. Eugène lui reprocha cette inconséquence.