Il avait ajouté que Thaddeus Rosenwald obtiendrait les moyens dont il aurait besoin.
— En argent, c’est le plus facile, n’est-ce pas ? En hommes, il faut soupeser chacun avec soin. C’est un art de précision : certains hommes rouillent vite, d’autres sont inaltérables. Mais, souvent, mieux vaut la corrosion d’un vil métal que la pureté de l’or. Vous êtes parfois diamantaire ? Expert, en somme… Et puis il y a les femmes…
Et, pour la première fois, Staline avait esquissé un sourire.
Au Komintern, David Piatanov s’était exécuté avec la fébrilité d’un serf qui craint le knout.
Les passeports avaient été établis en une journée.
Heinz Knepper et Willy Munzer pourraient, en fonction des besoins de Rosenwald et selon sa décision, rejoindre Paris, même s’ils devaient continuer à agir en Allemagne.
Et naturellement Julia Garelli – « la Comtesse », avait répété avec ironie Piatanov – accompagnerait Thaddeus Rosenwald ou plutôt le diamantaire Samuel Stern.
14.
Combien de fois, en ces années 1920, ces années 1930, Julia Garelli et Thaddeus Rosenwald se sont-ils rendus à Paris ?
À quels moments Willy Munzer et Heinz Knepper les ont-ils rejoints ?
Les carnets de Julia sont imprécis, lacunaires, et ne m’ont pas permis de répondre précisément à ces questions.
Jamais, à lire le journal de Julia de ces années-là, je ne l’ai sentie aussi distraite, aussi tentée par les frivolités. Elle paresse dans sa grande chambre du dernier étage de l’hôtel Lutetia.
Je me suis assis sur le lit où elle a couché – le plus souvent seule, Thaddeus Rosenwald « perdant » – « gagnant », corrigeait-il – ses nuits dans les bordels.
— Profiter de la décadence, c’est le pourboire du révolutionnaire !, dénonçait-il.
Je me suis installé dans le salon attenant à la chambre. Le mobilier en bois de rose n’a pas changé. Accoudé à la rambarde du petit balcon qui surplombe le carrefour de la rue de Sèvres et du boulevard Raspail, j’ai imaginé Julia Garelli s’étirant, titubant un peu, comme à la lisière de l’ivresse.
Il est vrai que Rosenwald, presque chaque jour, comme pour se faire pardonner ses absences nocturnes, commandait une ou deux bouteilles de Champagne.
« Thaddeus, note Julia, veut d’abord oublier ce qu’il a vu dans la journée : taudis, banlieues, misère, ateliers enfumés, et ces camarades qui se réunissent dans une arrière-salle de café, qui tentent, comme ils disent, d’organiser le prolétariat et veulent qu’il leur parle de la patrie des Soviets, de la révolution mondiale, etc.
Il remet quelques minces liasses de billets pour l’impression des tracts, d’une brochure qui dénonceront “Poincaré la Guerre”, “Poincaré l’homme qu’on ne voit que dans les temps de malheur”, et exalteront l’union des classes ouvrières française et allemande contre leurs bourgeoisies qui rêvent de les faire s’entr’égorger à nouveau.
Thaddeus rentre. Il boit pour effacer les vices de sa nuit, ces filles dont il n’ose pas me parler mais dont le souvenir le hante.
Il feint même de célébrer chaque jour passé sans tragédie comme une grande victoire.
— Être vivant un jour de plus, pouvoir boire et jouir, voilà l’éternité, voilà la vraie, l’unique révolution !
Il esquisse un pas de danse, grimace comme un clown, et tout à coup son visage se ferme, des rides se creusent autour de sa bouche.
Il pousse vers moi un livre à couverture brune paru il y a deux mois en Allemagne et que Willy Munzer vient de lui remettre. Il voudrait que je lise ce livre dont le titre seul, Mein Kampf, m’inquiète.
« Rosenwald a demandé à Heinz et à Willy d’enquêter sur l’auteur dont il me rappelle que nous l’avons vu à Munich dans le hall de l’hôtel Prinz Eugen, un jour de novembre 1923, après l’échec d’une tentative de putsch. Il y avait des blessés allongés sur les tapis et Adolf Hitler affalé dans un fauteuil.
Heinz est arrivé. Il m’embrasse distraitement, mais répond avec passion aux questions de Thaddeus.
— Adolf Hitler, dit-il, est une sorte de bolchevik nationaliste qui peut, si les circonstances le favorisent comme elles nous ont favorisés, dévorer les démocrates, terroriser les socialistes. Après, nous nous débarrasserons de lui…
Je voudrais ne pas écouter ces prophéties, mais comment ne pas les entendre quand Heinz et Thaddeus évoquent l’antisémitisme délirant de Mein Kampf comme s’il ne les concernait pas personnellement, alors qu’ils sont juifs l’un et l’autre ?
Heinz ajoute :
— Staline est lui aussi antisémite, mais à la manière d’un pope. J’espère que vous en êtes conscient, camarade Rosenwald ?
Ils rient en chœur. »
Julia quitte le salon sans répondre aux questions que lui posent Rosenwald et Heinz Knepper.
Elle a besoin d’être seule, de marcher dans cette ville vibrante, de se perdre dans les étages du Bon Marché, de se griser au rayon des parfums, d’essayer des chapeaux, de nouer des foulards de soie peinte autour de son cou, de bavarder avec les vendeuses de ces choses futiles.
— Celui-ci vous va mieux, Madame.
— Vous croyez ?
Il lui semble que cela fait des années qu’elle n’a pas connu une telle sensation de légèreté. Pourquoi a-t-elle perdu son insouciance ? Elle ne quitte le Bon Marché qu’à la fermeture, et elle s’attarde encore devant les boutiques de la rue de Sèvres et du boulevard Saint-Germain.
Un homme la suit, l’aborde. Elle est séduite, prête à dîner avec lui, et puis elle se cabre, refuse, s’éloigne à grands pas.
« Je suis folle, écrira-t-elle. Nous sommes fous ! Pourquoi nous couper de la vie des gens, de cette majorité pour qui la révolution est suscitée d’abord par la peur ? Pourquoi ne pas nous laisser porter par le courant qui entraîne les sociétés ? Qu’apportons-nous de plus ou de mieux ?
Je me souviens des enfants en haillons agglutinés devant l’hôtel Lux, mendiant un morceau de pain et s’égaillant quand la police survenait pour les chasser, les arrêter. Nous, nous avions le droit de manger à notre faim par ces temps de famine. Thaddeus, à qui j’avais raconté la scène, avoué mon malaise, m’avait répondu, mais sa voix était pleine de sarcasmes :
— Nous devons être bien nourris, nous sommes les constructeurs du socialisme. Si nous cédons à la compassion, si nous donnons des miettes de ce que l’on nous alloue – vive Staline ! –, le but que nous poursuivons ne sera jamais atteint. Les malheureux seront secourus plus tard. Pour l’instant, hors de notre vue !
Ici, aucun enfant n’écrase son visage contre la devanture vitrée des restaurants.
Paris regorge de victuailles, de tissus. Les passants sont gras, les femmes élégantes. Quelques mendiants. Et il faudrait détruire ce monde pour le remplacer par quoi ? Les taudis d’ici feraient le bonheur des citoyens de la Russie soviétique !
Je n’ose dire cela à ces communistes français réunis dans un hangar à Bobigny.
Heinz Knepper incite ceux qui seront des révolutionnaires professionnels à soutenir la lutte des ouvriers allemands contre les troupes françaises qui occupent la Ruhr :
— Si vous ne voulez pas que le peuple allemand tout entier soit collé au mur comme l’ont été les communards, fusillés au Père-Lachaise, aidez-nous !
Le discours de Heinz m’émeut.
J’oublie le Bon Marché et ses fragrances. Je suis touchée par l’attention fervente de ces jeunes hommes. Je voudrais retrouver ma foi des années 1917-1918. Je croyais. Je ne doutais pas. C’était le temps de notre “voyages de noces”.