Il souriait, murmurait :
— Les lendemains qui chantent, bien sûr ! Et ils chanteront, croyez-moi ! On réévaluera l’œuvre de Staline, on mesurera que cet homme a plus fait pour l’humanité que tant de ceux qu’on nomme des bienfaiteurs du genre humain. Il a brisé les reins de Hitler. Il a empêché le règne de la barbarie, une régression millénaire. Et vous voudriez que je ne sois pas fier d’avoir été stalinien ?
Ce discours d’aliéné, ces historiens l’avaient écouté, reproduit, le nuançant ici, l’approuvant là, le prenant toujours en considération, avec respect. Alfred Berger était un vénérable vieillard, témoin et acteur exceptionnel de ce XXe siècle.
En lisant leurs livres et leurs articles je me suis souvent emporté, la bouche pleine d’injures.
J’en ai voulu aux dieux protecteurs d’Alfred Berger ou au hasard qui avaient choisi de le faire mourir au début de l’année 1989, lui évitant ainsi de voir les peuples d’Europe et d’Asie se soulever contre l’URSS, le mur de Berlin être démantelé, Leningrad redevenir Saint-Pétersbourg, et les dirigeants russes, pareils aux tsars, se faire bénir, au milieu de l’encens et des chants, par les popes.
Je m’étais indigné qu’on (qui ? les dieux, le hasard ?) eût offert à Alfred Berger la chance de pouvoir pérorer alors que la révolution mondiale n’était plus qu’une momie semblable à celle qui continuait de se racornir dans le mausolée de la place Rouge.
Quant au communisme qu’Alfred Berger avait pu encore vanter à la veille de sa mort, il servait une fois de plus de masque à quelques régimes dictatoriaux.
Mais Alfred Berger avait pu penser et prétendre qu’il ne s’agissait là que d’un creux de la vague humaine, que la houle révolutionnaire allait s’élever à nouveau, balayer les continents.
Et ses propos qu’avait rapportés la presse locale, sous le titre « À quatre-vingt-quinze ans, Alfred Berger est mort, l’espérance révolutionnaire au cœur », m’avaient scandalisé.
Face à cette longue vie, à cette vieillesse préservée, à cette obstination dans l’illusion et le mensonge, j’avais pensé à tous ces cadavres qui jalonnaient depuis son adolescence le destin d’Alfred Berger.
Il avait eu dix-sept ans en 1910.
Dans l’un des cahiers d’écolier de mon père entassés dans le « cercueil de mes ancêtres », j’ai trouvé un cliché pris dans la cour de l’orphelinat de Carpentras. Brodequins, chaussettes grises qui tire-bouchonnent, blouse noire trop courte serrée à la taille par un large ceinturon, béret basque incliné à droite ; Alfred Berger est au centre du cliché, entouré de trois jeunes gens qui se tiennent épaule contre épaule.
Tous trois ont souscrit un engagement dans l’armée. Alfred Berger est le seul à avoir choisi la marine, et l’abbé Marchandeau, qui dirige l’orphelinat, a obtenu des autorités militaires que cette demande soit prise en considération.
Depuis dix ans, l’abbé a souvent dû punir cet enfant indiscipliné, solitaire, singulier, rebelle. Dans la marine, on va le dresser, même si on ne fouette plus les mousses avec une corde à nœuds.
Et puis, on leur apprend un métier.
Sur la photo, les quatre jeunes gens ont le visage émacié, les yeux fixes.
Au dos de ce cliché cartonné, mon père a inscrit : « Un seul survivant, Alfred Berger, les trois autres orphelins sont tombés dans les deux premières années de la guerre en Alsace, en Champagne, à Verdun. »
Il m’a semblé qu’Alfred Berger était celui que la mort ne voulait pas nommer, comme si elle aussi avait oublié l’identité véritable de cet enfant trouvé, de cette vie cachée sous un prénom et un nom d’emprunt, Alfred Berger.
Mon père, lui, ne l’écrit jamais. Alfred Berger, pour lui, c’est le grand Il, l’immense Lui.
Mon père rassemble des documents, des témoignages, autant de matériaux pour la construction d’un mausolée dont il sait qu’il ne posera pas la première pierre, qu’il ne le verra donc jamais bâti, puisque, il le répète, il mourra avant. Lorsqu’il m’a confié ce « cercueil de mes ancêtres », il m’a dit :
— Tu es écrivain, tu travailles dans le cinéma, tu pourras écrire un livre, faire un film, Il le mérite, Lui, ça n’est pas n’importe qui.
Mon père se pensait, s’acceptait pour sa part en « n’importe qui ».
Et moi, je suis devenu enragé en suivant Alfred Berger depuis cet orphelinat de Carpentras.
« Il n’a pas été maltraité, écrivait mon père. “Les curés, disait-Il, m’ont beaucoup appris. Les meilleurs maîtres sont ceux qui ne vous pardonnent rien.”
Alfred Berger a été privé de vacances – où serait-il allé ? On n’osait le confier à une famille : trop indiscipliné, trop révolté, capable de s’enfuir dès la première nuit – alors on le gardait à l’orphelinat avec quelques autres têtes déjà brûlées, Pozzo, Marinelli, Ardoin, ces trois qui se sont engagés avec lui en 1910, mais Lui est parti pour Rochefort à l’école des mousses, et les autres sont devenus chasseurs alpins, viande de premier choix quand il a fallu nourrir la guerre à grande pelletées de jeunes corps.
Il a appris le métier d’électricien, et en 1914 il était quartier-maître au 5e dépôt des équipages de la flotte de Toulon. »
Il y a des pages et des pages, dans ces cahiers d’écolier, sur les années de guerre d’Alfred Berger, comme si, à un moment de sa vie, peut-être dans le maquis du mont Ventoux, en 1944, le père avait eu pour la première fois le temps de raconter ses années de jeunesse à son fils. Et celui-ci, les consignant, en a le cœur plein de gratitude :
« Il m’a beaucoup parlé. J’ai eu l’impression de faire la Grande Guerre à ses côtés alors que nous participions à un autre conflit. Il disait que si la Première Guerre mondiale avait vu le triomphe du socialisme dans un seul pays, celle-ci allait accoucher de la révolution mondiale qui balaierait le capitalisme, l’impérialisme et le colonialisme… »
J’ai tenté, lisant le récit de mon père, de retrouver l’émotion qu’il a ressentie, l’admiration qu’il a éprouvée pour Alfred Berger, celui qui semblait enfin se soucier de lui.
Mais, devant cet homme qui parle avec complaisance et emphase, je ne suis pas bouleversé, comme mon père. Ma raison seule est concernée.
Je comprends la révolte de ce jeune quartier-maître de vingt-cinq ans qui a survécu à deux torpillages, qui a vu ses camarades se noyer près de lui, ou bien être broyés par les tôles brûlantes du navire qui explose.
J’imagine même qu’il est l’un de ces matelots qui, à coups de rame, empêche les officiers, les premiers maîtres, d’approcher des embarcations de sauvetage. Quand on recueillera les survivants, on ne comptera parmi eux aucun galonné. Et les marins resteront muets, solidaires. On ne les sanctionnera pas, car on est en 1917, l’année de la révolution, des mutineries.
On transmet cependant un rapport à la Sécurité maritime sur ce quartier-maître, Alfred Berger, forte tête, et on l’embarque sur le Duguay-Trouin, un croiseur qui, en 1919, jette l’ancre devant Odessa.
Le commandant décide d’envoyer à terre deux compagnies de fusiliers marins pour rétablir l’ordre dans la ville, protéger les Français et leurs intérêts, donc combattre les bolcheviks aux côtés des soldats des Armées blanches.
« Alfred Berger a refusé de descendre dans la chaloupe, a harangué les fusiliers marins qui ont mis crosse en l’air, exigeant qu’on les démobilise. Nombreux étaient à la mer depuis 1913, cela faisait donc six ans et l’armistice était signé depuis un an. On devait laisser les Russes faire leur révolution, on l’avait bien faite en 1789 ! On avait pris la Bastille. On avait raccourci Louis XVI, la boulangère et même le petit mitron, et si les Russes voulaient faire de même avec leurs tsars, ils en avaient le droit.