Elle a rouvert les yeux et a évoqué la vie de son frère Henri, étudiant en philosophie, manifestant avec une poignée d’autres étudiants, parmi eux beaucoup de communistes, le 11 novembre 1940, sur les Champs-Élysées, et essayant d’atteindre l’Arc de triomphe. C’était plusieurs mois avant l’entrée en guerre de l’URSS, en juin 1941. En 1942, on avait arrêté Henri qui venait d’être reçu à l’agrégation de philosophie, et sans doute l’avait-on tant torturé qu’on ne l’avait plus jamais revu, pas même dans le couloir d’une prison. Abattu alors qu’il tentait de s’évader, avaient expliqué les autorités allemandes.
Quelques mois plus tard, c’était son père qu’on allait abattre. On l’avait retrouvé tué d’une balle dans la tête, à l’orée du bois de Vincennes, sans doute jeté là d’une voiture. Après, ç’avait été le tour d’Isabelle d’être arrêtée.
— Julia, a poursuivi Isabelle Ripert, ne m’a jamais demandé de renier les miens, mon frère, mon père, ni leur idéal communiste qu’aucune boue, aucune perversion ne pourra ternir.
J’ai voulu lui répliquer. Elle m’a interrompu, irritée. Elle voulait me réciter quelques vers d’Aragon extraits de ce poème intitulé Le Nouveau Crève-Cœur.
Elle savait tout ce dont on pouvait accabler Aragon, mais il avait écrit ceci qu’elle se répétait presque chaque jour comme une prière :
« C’est déjà bien assez de pouvoir un moment
Ébranler de l’épaule à sa faible manière
La roue énorme de l’Histoire dans l’ornière
Qu’elle retombe après sur toi plus pesamment
Car rien plus désormais ne pourra jamais faire
Qu’elle n’ait pas un peu cédé sous la poussée
Tu peux t’agenouiller vieille bête blessée
L’espoir heureusement tient d’autres dans les fers. »
Que pouvais-je rétorquer à cela ? Qu’il y a loin de la poésie à la réalité et que cette roue énorme de l’Histoire avait écrasé des dizaines de millions d’hommes, de femmes, d’enfants qui avaient voulu l’ébranler, la soulever, et ils avaient agonisé dans les cellules de la Loubianka ou dans les sables de Karaganda. L’utopie était devenue meurtrière, le révolutionnaire, un bourreau.
Mais j’avais la gorge trop serrée pour parler, et comment aurais-je osé contester Isabelle Ripert, moi qui n’avais connu qu’un versant du siècle, sa seconde moitié, celle où, sur notre continent, la barbarie avait semblé reculer ?
Je me suis donc tu, tenté pourtant de parler à Isabelle Ripert de ce livre que j’avais écrit, Les Prêtres de Moloch, et de celui que j’avais en cours, bâti à partir des archives et des carnets de Julia Garelli-Knepper, et c’est pour le continuer que j’avais besoin de lire les Mémoires de maître François Ripert.
— Que voulez-vous ?, m’a demandé Isabelle Ripert.
Puis, sans me laisser répondre, elle m’a indiqué qu’elle avait déposé aux Archives nationales, en 1946, le manuscrit des Mémoires de son père avec interdiction de le communiquer à qui que ce soit pendant une durée de soixante années, prolongées si elle était encore en vie après cette date.
— Je vis, a-t-elle dit.
J’ai baissé la tête.
Je n’ai pas eu le courage d’insister. Mais, croisant son regard, j’ai eu le sentiment qu’elle attendait de moi que je la convainque.
Alors je me suis souvenu de l’une des premières phrases que Julia Garelli-Knepper avait prononcées après m’avoir confié le secrétariat de sa Fondation et ouvert la porte du sanctuaire de ses archives : « Prenez la vérité pour horizon, David, m’avait-elle dit. Que rien de vous arrête. Ne nous trahissez pas, nous qui sommes morts. »
Puis j’ai voulu citer les titres des deux livres que Julia avait écrits.
J’ai murmuré le premier : Tu leur diras qui je fus, n’est-ce pas ?
Mais c’est Isabelle Ripert qui a chuchoté le second : Tu auras pour moi la clémence du juge.
Trois jours plus tard, j’ai pu commencer à lire les Mémoires de maître François Ripert.
22.
Un homme, François Ripert, était là, qui criait.
J’ai entendu sa voix brisée, son souffle haletant.
Il disait : « Ils ont tué mon fils, je n’ai pas su le protéger, l’avertir. Je l’ai laissé sans défense parce que je n’ai pas osé m’avouer que j’étais le complice d’une imposture criminelle, et que les hommes dont j’avais clamé qu’ils étaient des héros n’étaient que des assassins.
Ainsi je leur ai livré mon fils. J’ai accompli cet acte infamant.
Ma vie n’est qu’un cloaque. Et je n’en peux plus de m’y vautrer. Le temps est venu de rendre des comptes. Il faut que je parle… »
François Ripert écrivait agenouillé, le cahier posé sur une caisse, dans la cave où il s’était réfugié. Une bougie éclairait faiblement la page sur laquelle il traçait au crayon, d’une main crispée, ces mots tremblés, difficiles à déchiffrer. Les premières lettres étaient complètement formées, les dernières, au contraire, n’étaient plus que des bribes qu’il fallait rapprocher si l’on voulait comprendre le mot.
« Quand j’aurai terminé de rapporter ce que je sais, continuait François Ripert, je sortirai de ce trou. Ils m’attendent. Les uns pour se saisir de moi, me faire parler ; les autres, pour me réduire au silence.
Ceux-ci seront les plus rapides, parce qu’ils me haïssent, parce qu’ils ont compris que je ne suis plus dupe, que je ne veux plus – que je ne peux plus – croire et prétendre que le Grand Mensonge est la vérité. Ils me traqueront comme des chiens de meute. Et Alfred Berger les a dressés à tuer sans s’interroger, sans hésiter. Il a besoin de ma mort. Si je survivais, son avenir serait à ma merci.
Mais je veux mourir, parce que c’est un juste châtiment, parce que seulement ainsi et pour la première fois j’agirai en père qui doit donner sa vie pour son fils.
Il est une autre raison : si les hommes de l’“équipe spéciale” d’Alfred Berger me tuent, ils imagineront m’avoir réduit au silence, et ma relation des faits, cette bombe à retardement, explosera un jour, peu importe quand, au visage des imposteurs et des criminels. »
J’ai lu.
Et c’est comme si j’avais vu et entendu François Ripert, pénitent accablé, condamné qui n’espère aucune grâce, qui écrit une confession dont il attend l’absolution ; rien, ni orgueil, ni prudence, ni calcul, ni raison, ne pourra l’empêcher d’aller jusqu’au fond de sa mémoire.
Il vit un étrange moment.
C’est comme si tout ce qu’il n’avait pas compris des événements auxquels il avait été mêlé, tout ce qu’il avait laissé dans l’ombre, souvent par lâcheté, ou au nom de la fidélité à ses engagements, lui apparaissait désormais en pleine lumière.
Le passé s’ordonnait. Les mots jaillissaient. Il avait tant de faits à relater qu’il écrivait vite, commençant un mot, l’abrégeant, passant au suivant…
Il se souvenait des années 1920, quand, à peine démobilisé, jeune capitaine de trente ans, décoré de la Croix de guerre avec palmes, il avait choisi, comme la majorité des adhérents du Parti socialiste, d’adhérer à la IIIe Internationale de Lénine et de fonder ainsi, à Tours, en décembre 1920, la Section française de l’Internationale communiste, ce Parti communiste qu’il n’avait plus quitté, exécutant toutes les tâches dont on le chargeait.
On lui avait ainsi demandé d’assurer la défense d’un quartier-maître électricien, Alfred Berger, accusé de mutinerie en mer Noire, devant Odessa. L’homme risquait les travaux forcés et la presse communiste avait lancé une grande campagne pour obtenir la démobilisation et la libération d’Alfred Berger, l’internationaliste, l’honneur de la classe ouvrière française.