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Et, en 1943, dans cette cave où les rats trottinent entre les caisses, François Ripert écrit :

« La première compromission, la première lâcheté, le premier mensonge sont les taches noires d’une gangrène qui va s’étendre, tout ronger, tout détruire. Pour moi, je le sais aujourd’hui, ce fut en janvier 1921, le jour où j’ai rencontré à l’arsenal de Toulon Alfred Berger et qu’il m’a suffi d’un regard pour le jauger : cet homme n’était pas le héros dont on vantait le courage, la détermination, la foi révolutionnaire, mais un habile, prêt à tout pour éviter d’être jugé, dont j’ai soupçonné qu’il s’était effondré devant les officiers qui l’interrogeaient ; il avait dû livrer les noms des marins qui s’étaient mutinés et en échange on lui avait promis de lui épargner le tribunal militaire. Et, en effet, il ne fut pas jugé.

Lorsque j’ai fait état de mes doutes auprès des dirigeants du Parti, ils ont paru ne pas me comprendre, et moi je me suis tu, refusant de m’avouer qu’ils savaient que, délibérément, ils transformaient en héros un pleutre, un ambitieux, un cynique, afin de le tenir et se servir de lui dans leurs luttes pour le pouvoir.

J’ai accepté ainsi que le rêve d’égalité et de justice, l’idéal révolutionnaire, devienne un Grand Mensonge.

Et au bout de ma compromission, de mon silence, il y a la mort de mon fils.

Je suis le plus coupable de ses assassins, parce que je suis son père. »

Ainsi s’exprimait dès les premières lignes François Ripert. Et, les ayant lues, j’ai été aussitôt persuadé qu’Isabelle, à son retour de déportation, quand on lui avait fait parvenir – sans doute ceux qui avaient caché son père durant quelques semaines – ce que j’appellerai non plus des mémoires, mais des aveux, s’était emparée avec émotion et angoisse de ce texte.

Que, contrairement à ce qu’elle avait prétendu, elle l’avait lu et relu.

Puis elle avait tourné autour de lui comme s’il s’était agi du cadavre contagieux d’un pestiféré.

Elle s’était demandée si elle ne devait pas le brûler, car elle avait décidé d’emblée de le garder secret.

En ces temps de Libération, de sacre de la Résistance communiste, et avec ce qu’Isabelle pensait devoir à l’Armée rouge, elle ne se sentait pas la force de devenir une hérétique, de faire entendre un cri de discorde alors qu’on prêchait l’Unité.

Et tant pis s’il s’agissait du cri de vérité de son père ! Il était arrivé à Isabelle de penser que si c’était en effet l’Équipe spéciale d’Alfred Berger qui avait tué son père, le Parti avait peut-être eu de bonnes raisons d’agir de la sorte. Et si le Parti s’était trompé, pouvait-on, compte tenu des circonstances de la guerre clandestine, l’en accabler ?

Et le Parti avait habilement joué avec Isabelle comme s’il avait deviné qu’il fallait l’étouffer sous les honneurs. On l’avait couverte d’éloges. On avait multiplié les cérémonies à la gloire de Henri et de François Ripert, héros de la Résistance communiste. On avait poussé Isabelle Ripert sur les tribunes. Elle était la déportée, la survivante, elle aussi héroïque, la sœur et la fille digne du frère et du père.

Elle avait inauguré des noms de rue, d’avenue ou de place. Et Alfred Berger lui avait même proposé, au nom du Secrétariat du Parti, d’être candidate aux élections législatives. Le Parti avait besoin d’héroïnes incarnant et symbolisant, face aux calomniateurs, la résistance du « Parti des fusillés », le grand Parti communiste français.

Isabelle Ripert avait refusé. Elle avait passé une licence de philosophie, réussi à l’agrégation – c’était un geste de fidélité à la mémoire de son frère Henri –, puis elle avait enseigné au lycée Arago.

Silencieuse et attentive, elle participait aux réunions de la cellule communiste. On louait sa modestie. Les quelques professeurs anticommunistes du lycée la respectait. Elle avait beaucoup souffert, disaient-ils. En fait, plus qu’une communiste, c’était une humaniste.

Elle n’avait confié à personne qu’elle avait déposé aux Archives nationales un cahier de souvenirs de son père, mais interdit sa consultation.

Alfred Berger avait questionné Isabelle dans les semaines qui avaient suivi son retour à Paris.

— Il n’a rien laissé ?, avait-il demandé. Ce pourrait être précieux, pour le Parti.

Elle avait appris au camp à maîtriser ses émotions, à cacher aux kapos et aux SS sa peur, ou un croûton de pain qu’elle avait volé, ce qui valait condamnation à mort.

Alors elle était restée impassible face à Alfred Berger, comme quelqu’un qui ne comprend même pas la question qu’on lui pose, et il l’avait embrassée, serrée contre lui.

— Tous les trois, vous êtes la fierté et la gloire du Parti, avait-il dit. Le nom de Ripert, il faut que tout le peuple de France le connaisse !

Elle avait repoussé Berger, desserrant son étreinte, protestant qu’il l’étouffait.

23.

Je n’ai pas revu Isabelle Ripert.

La mort l’a saisie avant que j’aie pu l’interroger et peut-être l’accuser de complicité passive avec des assassins.

Car elle s’était tue.

Elle avait enterré aux Archives nationales les révélations que contenait le manuscrit de son père, et donc étouffé le cri de colère et de désespoir qu’il avait poussé avant d’être tué.

Avec l’innombrable foule des « croyants » et des dupes, mais sans l’excuse de l’ignorance et de la naïveté, elle avait ainsi permis que, des décennies durant, se perpétue le Grand Mensonge.

Elle avait refusé de joindre sa voix à celle de sa camarade de camp Julia Garelli-Knepper.

Elle s’était rangée, silencieuse, aux côtés d’Alfred Berger, l’organisateur des Équipes spéciales d’assassins qui, dès les années 1930, étaient chargées de liquider tous ceux qui s’opposaient à la mise en œuvre des projets de Staline.

Et ces tueurs les avaient traqués dans toute l’Europe, à Paris comme à Barcelone, sur les bords du lac Léman ou à Bruxelles, et ils avaient brisé le crâne de Trotski d’un coup de piolet, au Mexique, mais c’est à Paris que le complot contre le grand adversaire de Staline s’était noué. Et Alfred Berger avait participé à la préparation de ce meurtre.

Jusqu’à ce que je lise le cahier griffonné par François Ripert, je n’avais pas imaginé ce grouillement criminel, cet entrelacs d’intrigues, cette association de malfaiteurs rassemblant indicateurs, délateurs, policiers, et rapprochant même, une fois Paris occupé par les troupes allemandes, en juin 1940, communistes et nazis.

L’un des ordonnateurs en France, sans doute le plus discret et le plus efficace, de cette organisation clandestine au service de Staline, avait été Alfred Berger.

J’ai été fasciné, révolté, accablé par cet homme dont je portais le nom et dont j’avais découvert, page après page, dans les « aveux » de François Ripert, la vérité toujours travestie.

« Je me repens, avait écrit Ripert. Durant vingt ans, j’ai partagé la plupart des secrets d’Alfred Berger. J’ai su pourtant dès l’origine que cet homme n’était pas le héros qu’il prétendait avoir été.

Il avait, pour éviter le tribunal militaire, livré ses camarades. Il n’ignorait pas que je l’avais démasqué, mais ce commun mensonge, qui était celui de la direction du Parti, nous liait.

On me faisait confiance, puisque je m’étais tu.

On avait besoin d’un avocat “militant”, donc compréhensif, pour maquiller les entreprises de Berger, le protéger.