« Notre défense du pacte, cela vous a avantagé. Pour l’URSS, nous avons bien travaillé, par conséquent par ricochet pour vous. » Ils accusaient les ministres français : « Le Juif Mandel, après Daladier, nous a emprisonnés. Il a fait fusiller des ouvriers qui sabotaient la Défense nationale. »
Ils se félicitaient de ne pas avoir « cédé face à la dictature du Juif Mandel et du défenseur des intérêts du capitalisme anglais, Reynaud. »
Ils voulaient obtenir le droit de faire reparaître L’Humanité. Et ils expliquaient qu’ils pourraient ainsi « canaliser le mouvement des masses », ce qui était l’intérêt des Allemands : « parce qu’il reste dans les cœurs parisiens que c’est l’invasion allemande. »
J’ai ressenti comme jamais du dégoût pour l’homme dont je portais le nom, et pour ceux qui, comme lui, proposèrent aux nazis, en échange de quelques avantages politiques, d’empêcher les « cœurs parisiens » de se dresser contre l’occupant.
À ce moment-là, si on m’avait proposé de changer d’identité, de rejeter ce nom compromis, Berger, d’oublier à la fois mon grand-père et mon père, j’aurais accepté avec reconnaissance. Et j’étais d’autant plus indigné que ce parti s’était fait (se faisait encore) professeur de vertus patriotiques, héraut de la Résistance !
J’ai découvert d’autres textes publiés durant l’hiver 1940, avant la défaite, dans lesquels Blum était qualifié de gredin, de chacal, de mouchard, de canaille politique, de vil laquais des banquiers de Londres, de personnage hideux, d’hypocrite, jusqu’à donner la nausée avec ses contorsions et ses sifflements de reptile répugnant !
Le texte de François Ripert ne rappelle pas ces flots de haine contre les hommes politiques français, contre Blum, ce « Tartuffe immonde ! »
Sans doute la honte d’avoir participé à cette ignominie avait-elle été si douloureuse qu’il n’avait pu, même à l’heure de son ultime confession, évoquer cette période de sa vie.
Qu’eût-il pensé s’il avait eu connaissance du rapport que le professeur Grimm avait adressé au haut commandement militaire de la Wehrmacht et dans lequel le conseiller d’Otto Abetz écrivait, sous le titre « Coopération avec les communistes » :
« On a dit : il faut gagner les communistes. C’est aujourd’hui possible. Les communistes sont en train de devenir antisémites, antimarxistes. Dès lors, le jour où ils franchiront le pas vers le national-socialisme n’est plus éloigné. Autorisez un journal communiste, mais prenez vos précautions contre les abus… »
En apparence, l’histoire ne s’est pas déroulée comme le prévoyait le professeur Grimm. L’Humanité n’a pas reparu et, après l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, en juin 1941, les communistes sont devenus l’une des principales forces de la Résistance patriotique avec leurs Francs-tireurs et Partisans français.
Mais j’ai sur ma table de travail, posé entre les carnets de Julia Garelli-Knepper et ma transcription du manuscrit – des « aveux » – de François Ripert, le livre de Vassili Bauman, Les Naufragés, publié en 1980. Et ce qu’il décrit quand il évoque les derniers mois de la vie de Staline, au début de l’année 1953, c’est bel et bien une persécution antisémite qui commence.
Des médecins juifs sont accusés d’avoir fomenté un complot des « blouses blanches » visant à assassiner les dirigeants soviétiques !
Dès la fin de la guerre, Vassili Bauman et tant d’autres avaient déjà eu à subir cet antisémitisme qu’on avait cru éradiqué dans le « pays du socialisme ».
Or ce socialisme-là ressemblait beaucoup au « national-socialisme » de Hitler.
L’analyse du professeur Grimm, sur le long terme, n’était pas erronée.
François Ripert a d’ailleurs noté des propos d’Alfred Berger qui ne trompent pas.
Berger dénonce les opposants au Pacte germano-soviétique qui se « réfugient dans leurs synagogues et qu’on écrasera comme des poux ».
C’est la façon « hitlérienne » de nommer les Juifs dans les ghettos et les camps.
Après l’assassinat à Bruxelles de Thaddeus Rosenwald, Berger dit, fixant François Ripert :
— Les Juifs sont d’abord fidèles à leur race, et un jour ou l’autre ils doivent choisir entre la race et le Parti.
« Je sais, écrit François Ripert, qu’Alfred Berger pensait à Thaddeus Rosenwald, même s’il n’a pas cité son nom.
Après quelques instants de silence, Berger a ajouté :
— Trotski, tu connais ses origines, c’est un Lev Davidovitch Bronstein. Quand on sait ça, on comprend tout.
Ces propos d’Alfred Berger m’ont révulsé, mais, une fois encore, je me suis tu.
Je ne craignais pas de mourir, mais de rompre avec la foi qui avait été l’axe de ma vie.
Et j’appelais fidélité ce qui n’était que lâcheté. »
26.
C’est le 20 octobre 1943 que François Ripert trouve en lui le courage de regarder la vérité en face et la volonté de la dire.
Il vit dans la clandestinité depuis près de trois années. Il se nomme Henri Brochard, habite un petit appartement de la rue Tournefort, dans le 5e arrondissement, à quelques pas du Panthéon. Il enseigne le français et le latin dans une institution religieuse située non loin de là, rue Lhomond. Il a changé d’apparence, porte barbe et lunettes.
Chaque jour, il est en contact avec un émissaire de la direction du Parti. Les rendez-vous ont lieu dans la rue. On se croise, on se suit, on marche de conserve, on échange quelques mots, parfois un texte de quelques pages qu’on est chargé de remettre à un autre camarade dont on ignore le nom mais qui tout à coup surgit près de soi.
Cette vie a commencé à l’automne 1940, après l’échec des négociations conduites par Alfred Berger au nom du Parti avec les nazis. Entre le mois de juin 1940 et de novembre, François Ripert a vécu un véritable calvaire, repoussant presque chaque jour la tentation de rompre avec ce parti qui lui paraissait s’enfoncer dans la collaboration, dans la dénonciation de la « guerre impérialiste », dans le soutien aveugle à l’Union soviétique, à sa politique de paix, dans le culte du camarade Staline, etc.
Et, pendant ce temps, les confrères juifs étaient chassés du barreau de Paris. Et lorsque Ripert avait voulu organiser la résistance, manifester sa solidarité avec ces persécutés, victimes des lois antisémites prises par le gouvernement de Vichy, Alfred Berger lui avait ordonné de ne pas bouger.
On devait respecter – au moins en apparence – la légalité, ne pas se démasquer. Les avocats juifs restaient des bourgeois, le plus souvent sociaux-démocrates, voire trotskistes. Il fallait suivre la ligne du Parti, l’exemple de ces anciens députés communistes qui écrivaient au maréchal Pétain afin d’obtenir le droit d’aller témoigner contre Léon Blum au procès qu’intentait au dirigeant socialiste le gouvernement de Vichy.
Nausée, révolte de François Ripert.
Il apprend qu’on a découvert à proximité de la frontière suisse le corps d’un homme tué d’une balle dans la nuque, que la police a identifié comme étant Willy Munzer, un réfugié allemand soupçonné depuis longtemps d’être un agent soviétique. Sans doute avait-il été exécuté par ses anciens camarades, Munzer ayant pris parti en faveur de Trotski, lui-même assassiné en mai 1940 sur ordre de Staline.
François Ripert a connu Willy Munzer, tout comme il avait connu Thaddeus Rosenwald. Il croit à la « liquidation » de Munzer par le Parti. Mais comment manifester son indignation ? Il est un rouage de la machine dont il perçoit qu’elle prépare ici et là la résistance au nazisme.
Certes, ce ne sont encore que des initiatives individuelles, de faibles vibrations, une lente mise en marche. Mais, après tout, le cataclysme avait brisé la République, la société française, et il était inéluctable que le Parti vacille, hésite durant quelques mois.