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- Tu m'as entendu, Ben ? insista Carter d'une voix mourante. Tu as compris ce que je t'ai dit ?

- Oui, monsieur, balbutia le garçon. Vous ne devez plus vous inquiéter, maintenant.

Carter ouvrit les yeux et Ben remarqua avec horreur le sillon que les flammes y avaient creusé.

- Ben ! tenta de crier Carter d'une voix brisée par la douleur. Fais ce que je te dis ! Tout de suite ! Va voir cette femme. Jure-le-moi.

Ben entendit les pas du médecin roux derrière lui et sentit qu'il le prenait par le bras et le tirait énergiquement hors de l'ambulance. La main de Carter glissa des siennes et resta suspendue dans le vide.

- Ça suffit comme ça, déclara le médecin. Cet homme a assez souffert.

- Jure-le-moi ! gémit Carter en agitant sa main libérée.

Le garçon contempla, consterné, les médecins injecter une nouvelle dose d'un médicament au blessé.

- Je vous le jure, monsieur Carter, dit Ben sans bien savoir si le directeur l'entendait encore. Je vous le jure.

Bankim l'attendait au pied de l'ambulance. Derrière lui, tous les membres de la Chowbar Society et tous ceux qui étaient présents dans l'orphelinat au moment de la catastrophe l'observaient, l'air anxieux et le visage ravagé. Ben regarda Bankim droit dans ses yeux injectés de sang et rougis par la fumée et les larmes.

- Bankim, j'ai besoin de savoir une chose. Quelqu'un du nom de Jawahal est-il venu voir M. Carter ?

Le maître l'observa sans comprendre.

- Personne n'est venu aujourd'hui. M. Carter a passé la matinée avec le conseil municipal et il est revenu aux environs de midi. Il a expliqué qu'il allait travailler dans son bureau et ne voulait pas être dérangé, même pour le déjeuner.

- Vous êtes sûr qu'il était seul dans son bureau quand l'explosion s'est produite ? questionna Ben en priant pour que la réponse soit affirmative.

- Oui. Je crois que oui, répondit Bankim d'un ton assuré, une ombre d'hésitation affleurant cependant dans son regard. Pourquoi me demandes-tu ça ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

- Vous êtes tout à fait sûr, Bankim ? Réfléchissez bien. C'est important.

Le professeur baissa les yeux et se massa le front, comme s'il n'arrivait pas à trouver les mots capables de décrire ce qui ne flottait que très vaguement dans sa mémoire.

- Dans un premier moment, une seconde après l'explosion, j'ai cru voir quelque chose ou quelqu'un sortir du bureau. Tout était très confus.

- Quelque chose ou quelqu'un ? Qu'est-ce que c'était ?

Bankim leva les yeux au ciel et haussa les épaules.

- Je ne sais pas. Je ne connais rien qui soit capable de se déplacer aussi vite.

- Un animal ?

- Je ne sais pas ce que j'ai vu, Ben. Le plus probable est que c'est sorti de mon imagination.

Le mépris que les superstitions et les histoires de prétendus prodiges surnaturels inspiraient à Bankim était connu de Ben. Le garçon savait qu'il n'admettrait jamais avoir assisté à une scène qui échapperait à sa capacité d'analyse ou de compréhension. Si son esprit ne pouvait l'expliquer, ses yeux ne pouvaient l'avoir vu. C'était aussi simple que ça.

- Et si c'est bien le cas, demanda Ben une dernière fois, qu'est-ce que votre imagination vous a montré ?

Bankim tourna la tête vers le trou noir qui, quelques heures plus tôt, avait été le bureau de Thomas Carter.

- Il m'a semblé qu'il riait, admit-il à voix basse. Mais je ne le répéterai à personne.

Ben acquiesça et laissa Bankim près de l'ambulance pour se diriger vers ses amis, qui attendaient anxieusement de connaître la nature de sa conversation avec Carter. Sheere les observait avec une inquiétude visible, comme si, au plus profond de son esprit, elle devinait qu'elle était la seule capable de comprendre que les nouvelles apportées par Ben étaient sur le point de les mener sur un chemin obscur et mortel, où aucun d'eux ne pourrait revenir sur ses pas.

- Nous devons parler, dit Ben. Mais pas ici.

Je me souviens de cette journée de mai comme du premier signe de la tourmente qui allait s'abattre inexorablement sur nos destinées, s'amassant dans notre dos et grossissant à l'ombre de notre totale innocence, cette bienheureuse ignorance qui nous faisait croire que nous jouissions d'un état de grâce car, ne possédant pas de passé, nous n'avions rien à craindre de l'avenir.

Nous ne savions pas alors que les chacals du malheur ne couraient pas derrière ce pauvre Thomas Carter. Leurs crocs avaient soif d'un autre sang, plus jeune et marqué des stigmates d'une malédiction à laquelle il était impossible d'échapper, pas plus dans la foule qui se bousculait dans l'effervescence des marchés en plein air que dans les profondeurs d'un palais clos de Calcutta.

Nous avons suivi Ben au Palais de Minuit pour chercher un lieu secret où écouter ce qu'il avait à nous révéler. Ce jour-là, même après l'étrange accident et les paroles incompréhensibles sorties des lèvres brûlées de notre recteur, aucun de nous n'hébergeait dans son cœur la crainte que puisse planer sur nous d'autre menace que celle de la séparation et du vide vers lesquels les pages blanches de notre avenir paraissaient nous conduire. Nous devions encore apprendre que le Diable a créé la jeunesse pour que nous commettions des erreurs et que Dieu a instauré l'âge mûr et la vieillesse pour que nous puissions payer pour celles-ci.

Je me rappelle aussi que nous avons écouté le récit que Ben a fait de sa conversation avec Thomas Carter et que, tous sans exception, nous avons su qu'il nous cachait quelque chose de ce que le recteur blessé lui avait confié. Je me souviens de l'expression d'inquiétude que prenaient peu à peu les visages de mes amis et le mien en comprenant que, pour la première fois en tant d'années, notre camarade Ben avait choisi de nous tenir en marge de la vérité, quelles que soient ses raisons.

Quand, quelques minutes plus tard, Ben a demandé à parler seul à seul avec Sheere, j'ai pensé que mon meilleur ami venait de donner le coup de poignard final à la Chowbar Society. Les faits qui suivirent devaient démontrer qu'une fois de plus j'avais mal jugé Ben et sa fidélité aux serments de notre club.

Mais, à ce moment précis, il m'a suffi d'observer le visage de mon ami pendant qu'il parlait avec Sheere pour sentir que la roue de la fortune avait inversé son tour et qu'il y avait sur la table de jeu une main noire dont les mises nous engageaient dans une partie qui dépassait de loin nos possibilités.

La cité des palais

À la lumière brumeuse de cette journée de mai chaude et humide, les contours des reliefs et des gargouilles du refuge secret de la Chowbar Society ressemblaient à des figures de cire taillées au couteau par des mains hâtives. Le soleil s'était caché derrière une épaisse couche de nuages couleur cendre. Du Hooghly montait un brouillard de chaleur asphyxiant qui se coagulait dans les rues de la ville noire, pareil aux vapeurs mortelles d'un marécage empoisonné.

Dans la salle centrale de la vieille demeure, Ben et Sheere discutaient derrière deux colonnes écroulées, pendant que les autres attendaient à une douzaine de mètres en leur jetant par instants des regards furtifs et méfiants.

- Je ne sais pas si j'ai bien fait de ne rien dire à mes camarades, avoua Ben à Sheere. Je sais que ça leur déplaira et que ça va contre les principes de la Chowbar Society, mais s'il existe vraiment la moindre possibilité qu'un assassin coure les rues avec l'intention de me tuer, chose dont je doute, je n'ai pas envie de les impliquer dans cette histoire. Je ne veux pas non plus t'y embarquer, Sheere. Je suis incapable d'imaginer quels liens ta grand-mère peut avoir avec tout ça et, jusqu'à ce que je le découvre, le mieux sera de garder le secret entre toi et moi.