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La jeune fille les conduisit dans un salon pauvrement éclairé par une douzaine de veilleuses qui brûlaient à l'intérieur de vases à demi remplis d'eau. Les gouttes de cire qui coulaient formaient des fleurs pétrifiées et ternissaient l'éclat des flammes. Les trois jeunes gens s'assirent en face de la vieille dame qui les observait silencieusement de son fauteuil. Ils scrutèrent la pénombre qui voilait les murs couverts de tableaux et de rayons ensevelis sous la poussière des ans.

Aryami attendit que les yeux des trois jeunes gens convergent sur les siens et se pencha vers eux, dans une attitude confidentielle.

- Ma petite-fille m'a rapporté ce qui s'est passé. Je ne peux prétendre être surprise. J'ai vécu pendant des années avec la crainte que se produise un événement de ce genre, mais je n'avais jamais pensé que ce serait ainsi, de cette manière. Avant tout, sachez que ce que vous avez vu aujourd'hui est seulement un début et que, après m'avoir écoutée, il vous reviendra de laisser les choses suivre leur cours ou de vous y opposer. Je suis vieille, à présent, et je n'ai plus le cœur et la santé qui me permettraient de combattre des forces qui me dépassent et me sont chaque jour plus difficiles à comprendre.

Sheere prit la main parcheminée de sa grand-mère et la caressa doucement. Ian remarqua que Ben se rongeait les ongles, et lui expédia un discret coup de coude.

- Il fut un temps où je croyais que rien n'était plus fort que l'amour. Il est vrai que cette force existe, mais elle est minuscule et bien faible face au feu de la haine. Je sais que ce genre de confidences n'est pas un cadeau convenable pour votre seizième anniversaire. Normalement, on permet aux adolescents de vivre encore un temps dans l'ignorance du véritable visage du monde, mais je crains que vous ne bénéficiiez pas de ce douteux privilège. Je sais aussi que, du seul fait que je sois vieille femme, vous douterez de mes paroles et de mes jugements. Au fil des années, j'ai appris à reconnaître ce regard dans les yeux de ma propre petite-fille. C'est que rien n'est plus difficile à croire que la vérité. Et, au contraire, rien n'est plus séduisant que la force du mensonge lorsque son poids l'emporte. C'est la loi de la vie, et vous devrez trouver le juste équilibre. Cela dit, permettez-moi de vous expliquer que, en plus des ans, la vieille dame qui est devant vous a collectionné bien des histoires, mais n'en a jamais connu de plus triste et de plus terrible que celle que je vais vous raconter et dont, sans le savoir, vous avez été les personnages par omission jusqu'aujourd'hui...

» Il fut un temps où moi aussi j'ai été jeune et où j'ai fait tout ce qu'on attend des jeunes gens : se marier, avoir des enfants, contracter des dettes, connaître des déceptions et renoncer aux rêves et aux principes qu'on s'était toujours juré de respecter. Vieillir, en un mot. Même ainsi, le sort a été généreux avec moi, du moins est-ce ce que j'ai cru au début, et il a uni ma vie à celle d'un homme dont le meilleur et le pire que l'on puisse dire est qu'il était bon. Il n'a jamais été beau garçon, pourquoi mentir. Je me rappelle que, quand il venait à la maison, mes sœurs riaient tout bas de lui. Il était un peu maladroit, timide, et semblait avoir passé les dix dernières années de son existence dans une bibliothèque : le rêve de toute jeune fille de ton âge, Sheere.

» Mon soupirant était instituteur dans une école publique du sud de Calcutta. Son salaire était misérable et sa mise ne démentait pas ce qu'il gagnait. Tous les samedis, il venait me chercher vêtu du même costume, le seul qu'il possédait et qu'il gardait pour aller aux réunions de l'école et me faire la cour. Il a mis six mois à économiser de quoi en acheter un autre, mais il n'a jamais réussi à être bien habillé : il y avait toujours quelque chose qui clochait.

» Mes deux sœurs se sont mariées à des hommes brillants et bien bâtis, qui traitaient ton grand-père de haut et qui, dans son dos, m'adressaient des regards torrides que j'étais supposée interpréter comme une invitation à profiter d'un vrai mâle, ne fût-ce que pour quelques minutes.

» Avec les années, ces oisifs allaient finir par dépendre de la charité et des faveurs de mon mari, mais cela est une autre histoire. Parce que, lui qui savait lire dans les pensées de ces sangsues et qui a toujours su discerner l'âme des personnes à qui il avait affaire, ne leur a pourtant jamais refusé son aide et a toujours feint d'avoir oublié les plaisanteries et le mépris avec lesquels ils l'avaient traité dans leur jeunesse. Je n'aurais pas fait de même, mais mon mari, je vous l'ai dit, a toujours été bon. Trop, peut-être.

» Sa santé, malheureusement, était fragile et il m'a quittée trop tôt, l'année de la naissance de ma fille unique, Kylian. J'ai dû l'élever seule et lui apprendre tout ce que son père aurait voulu lui enseigner. Kylian a été la lumière qui a éclairé ma vie après la mort de ton grand-père, Sheere. Elle avait hérité de lui sa bonté naturelle et son don instinctif de lire dans le cœur des autres. Mais, là où son père alliait maladresse et timidité, tout chez elle n'était que rayonnement et élégance. Sa beauté commençait dans ses expressions, dans sa voix, dans ses mouvements. Enfant, ses paroles, magiques comme un sortilège, charmaient les visiteurs et les gens dans la rue. Je me rappelle qu'en la voyant bavarder avec les commerçants des bazars, quand elle avait à peine dix ans, j'aimais imaginer cette petite fille comme le cygne sorti des eaux de la mémoire de mon mari, le vilain petit canard. Son esprit vivait en elle, dans ses gestes les plus insignifiants et dans la manière dont parfois, en silence, elle posait son regard sur les passants depuis le seuil de cette maison et se tournait vers moi pour me demander, très sérieuse, pourquoi il y avait tant de malheureux dans le monde.

» Bientôt, les habitants de la ville noire ont pris l'habitude de la désigner par le surnom dont un photographe de Bombay l'avait baptisée : la princesse de lumière. Et, pour une telle princesse, n'ont pas tardé à sortir de partout, jusque de sous les pavés, les candidats au titre de prince. Ce furent des temps merveilleux, où Kylian partageait avec moi les confidences ridicules que ses prétendants lui faisaient, les atroces poèmes qu'ils lui écrivaient et toute une collection d'anecdotes qui, si cela s'était prolongé, auraient fini par nous faire croire que tous les jeunes gens de cette ville n'étaient que de pauvres demeurés. Mais, comme toujours, est apparu sur la scène quelqu'un qui devait tout changer : ton père, l'homme le plus intelligent et le plus extraordinaire que j'aie rencontré.

» À cette époque, comme aujourd'hui, l'immense majorité des mariages découlait d'une entente entre familles, comme un simple accord commercial où la volonté des futurs époux n'avait aucune valeur. La plupart des traditions ne sont que les maladies d'une société. Je m'étais toujours juré que, le jour où Kylian se marierait, elle le ferait avec la personne qu'elle aurait librement choisie.

» Le jour où ton père a franchi cette porte, il incarnait tout le contraire des douzaines de faux-bourdons prétentieux qui entouraient constamment ta mère. Il parlait peu, mais quand il le faisait ses paroles étaient effilées comme la lame d'un couteau et nous invitaient à la réplique. Il était aimable et, quand il le voulait, doté d'un charme étonnant qui séduisait lentement mais inexorablement. Néanmoins, ton père restait froid et distant avec presque tout le monde. À l'exception de ta mère. En sa compagnie, il devenait quelqu'un d'autre, vulnérable et presque enfantin. Je n'ai jamais réussi à savoir lequel des deux personnages il était réellement, et je suppose que ta mère a emporté ce secret dans sa tombe.