» Ton père, dans les rares occasions où il daignait converser avec moi, donnait peu d'explications. Quand, enfin, il s'est décidé à me demander mon consentement pour épouser ta mère, je lui ai demandé comment il pensait l'entretenir et quelle était sa position. Mes années avec ton grand-père au seuil de la pauvreté m'avaient inculqué le désir de protéger ma fille d'une telle expérience et m'avait convaincue que rien ne valait un ventre vide pour réduire à zéro le mythe de la faim spirituelle.
» Ton père m'a dévisagée en conservant par devers lui ses vraies pensées, comme il le faisait toujours, et a répondu que sa profession était ingénieur et écrivain. Il a précisé qu'il était en train de faire des démarches pour obtenir une place dans une société britannique de construction et qu'un éditeur de Delhi lui avait réglé une avance pour un manuscrit qu'il lui avait remis. Pour moi, tout cela, dépouillé de la littérature dont ton père enrobait ses propos quand ça lui convenait, sentait la misère et les privations. Je le lui ai dit. Il a souri et, prenant doucement ma main dans les siennes, il a murmuré ces paroles que je n'oublierai jamais : "Mère, c'est la première et la dernière fois que je vous le dis. Mon avenir et celui de votre fille sont entre nos mains, comme l'est mon devoir de la rendre heureuse et de me tailler un chemin dans la vie. Personne, vivant ou mort, ne pourra s'y opposer. Dormez tranquille à cet égard et faites confiance à l'amour que j'éprouve pour votre fille. Mais si vos inquiétudes vous empêchent de trouver le sommeil, gardez-vous de gâcher, par un seul mot, geste ou action, le lien qui, avec ou sans votre consentement, nous unira elle et moi pour toujours, car il vous faudrait des années, sinon l'éternité, pour vous en repentir."
» Trois mois plus tard, ils se sont mariés, et je n'ai jamais plus eu de conversation seule à seul avec ton père. L'avenir lui a donné raison, car il s'est rapidement fait un nom comme ingénieur, sans abandonner sa passion pour la littérature. Ils se sont installés loin d'ici, dans une maison qui a été démolie il y a déjà longtemps, pendant qu'il dessinait ce qui devait être leur foyer de rêve, un véritable palais qu'il a conçu au millimètre près pour s'y retirer avec ta mère. Personne n'imaginait alors ce qui approchait.
» Je n'ai jamais réussi à connaître la vérité. Il ne m'en a jamais donné l'occasion et il n'a jamais semblé éprouver aucun intérêt à s'ouvrir à quelqu'un qui ne soit pas ta mère. Sa personnalité m'intimidait et, en sa présence, je me sentais incapable de l'aborder normalement ou de me concilier ses bonnes grâces. C'était impossible de savoir ce qu'il pensait. Je lisais ses livres, que ta mère m'apportait quand elle venait me rendre visite. Je les étudiais en détail en essayant d'y trouver les clefs cachées pour pénétrer dans le labyrinthe de son cerveau. Je n'y suis jamais parvenue.
» Ton père a été un homme mystérieux qui ne parlait jamais de sa famille ni de son passé. C'est peut-être pour cela que je n'ai jamais été capable de deviner la menace qui pesait sur lui et sur ma fille, une menace née de ce passé obscur et insondable. Il ne m'a jamais donné une occasion de l'aider et, à l'heure du malheur, il est resté seul, comme il l'avait été toute sa vie, dans sa forteresse de solitude librement choisie, dont une seule personne a possédé les clefs pendant les années qu'elle a partagées avec lui : Kylian.
» Mais ton père, comme nous tous, avait un passé, et de celui-ci émergea la créature qui devait plonger notre famille dans les ténèbres et la tragédie.
» Quand ton père était jeune et parcourait, affamé, les rues de Calcutta en rêvant de chiffres et de formules mathématiques, il avait connu un garçon, à peu près du même âge que lui, orphelin et seul. Ton père vivait alors dans le dénuement et, comme d'innombrables enfants de cette ville, il était la proie des fièvres qui tous les ans fauchaient des milliers d'existences. Durant la saison des pluies, la mousson déchargeait ses violentes tourmentes sur la péninsule du Bengale, et la crue du delta du Gange inondait tout le pays. Année après année, le lac salé, qui se trouve toujours à l'est de la ville, débordait ; au passage des pluies, les cadavres des poissons morts exposés au soleil après avoir été recouverts par les eaux produisaient une nuée de vapeurs empoisonnées qui, charriées par les vents des montagnes, balayaient les rues et semaient la maladie et la mort comme une plaie de l'enfer.
» Cette année-là, ton père a été victime des miasmes mortels. Il aurait péri s'il n'avait pas eu un camarade, Jawahal, qui l'a soigné pendant vingt jours dans une masure en torchis et en madriers à demi brûlés au bord du Hooghly. Ton père, en se remettant, a juré qu'il protégerait toujours Jawahal et qu'il partagerait avec lui tout ce que l'avenir lui apporterait, parce que sa vie, désormais, lui appartenait. C'était un serment d'enfants. Un pacte de sang et d'honneur. Cependant, il y avait quelque chose que ton père ignorait : Jawahal, cet ange du salut âgé d'à peine onze ans, portait dans ses veines une maladie beaucoup plus terrible que celle qui avait failli lui coûter la vie. Une maladie qui se manifesterait bien plus tard, d'abord d'une manière imperceptible, puis avec la fatalité d'une damnation : la folie.
» Des années plus tard, ton père a appris que la mère de Jawahal s'était donné la mort dans les flammes, sous les yeux de son fils, en sacrifice à la déesse Kali, et que la mère de sa mère avait fini ses jours dans une cellule misérable d'un asile de fous de Bombay. Elles n'étaient que les maillons d'une longue chaîne d'épisodes qui faisaient de l'histoire de cette famille un chemin d'horreur et de malheur. Mais ton père était un homme fort, même enfant, et il a assumé la responsabilité de protéger son ami, quelle que soit sa terrible hérédité.
» Tout s'est bien passé jusqu'au jour où, arrivé à l'âge de dix-huit ans, Jawahal a assassiné de sang-froid un commerçant du bazar qui avait refusé de lui vendre un médaillon en alléguant son aspect et en mettant sa solvabilité en doute. Ton père a caché Jawahal chez lui pendant des mois. Il a mis son existence et son avenir en danger pour le protéger de la justice qui le recherchait. Il y est parvenu, mais ce n'avait été que le premier pas. Une année plus tard, dans la nuit du nouvel an hindou, Jawahal a mis le feu à une maison où vivaient une douzaine de vieilles femmes et s'est assis dans la rue pour assister à l'incendie jusqu'à ce que les poutres embrasées s'écroulent. Cette fois, ton père n'a rien pu faire pour le soustraire à la justice.
» Il y a eu un procès, long et terrible, à l'issue duquel Jawahal a été condamné à la prison à perpétuité. Ton père a fait ce qu'il a pu pour l'aider : il a dépensé ses économies pour lui payer des avocats, lui envoyer du linge propre dans la prison où il était détenu et soudoyer ses gardiens pour qu'ils ne le tourmentent pas. Le seul remerciement qu'il a reçu de son ami a été des paroles de haine. Jawahal l'a accusé de l'avoir dénoncé, abandonné, et d'avoir voulu se débarrasser de lui. Il lui a reproché d'avoir rompu le serment qu'ils avaient fait tous les deux des années plus tôt. Il a juré de se venger parce que, comme il l'a crié rageusement à la lecture du verdict, la moitié de sa vie lui appartenait.
» Ton père a enterré ce secret au plus profond de son cœur et n'a jamais voulu que ta mère soit au courant. Les ans ont effacé les signes extérieurs de ce souvenir. Après le mariage et les premières années de succès de ton père, tout cela paraissait n'être plus qu'un épisode perdu dans un passé lointain.