Les membres de la Chowbar Society, qui patientaient dans la cour sous la chaleur écrasante, virent apparaître Ian, accompagné de la vieille dame, à la porte de la demeure. Il échangea quelques mots avec elle. Aryami approuva faiblement et chercha la protection de l'ombre d'une antique marquise en pierre sculptée. Ian, avec un air pétrifié et sévère que ses camarades considérèrent comme de mauvais augure, s'approcha du groupe et accepta la place à l'ombre qu'on lui ménagea. Les regards se concentrèrent sur lui comme des mouches sur du miel. À quelques mètres de là, Aryami les observait, effondrée.
- Alors ? demanda Isobel, exprimant le sentiment général de l'assemblée.
- Je ne sais par où commencer, répondit Ian.
- Commence par le pire, suggéra Seth.
- Tout est le pire, répliqua Ian.
Les autres le contemplèrent en silence. Ian esquissa un faible sourire.
- Dix oreilles t'écoutent, dit Isobel.
Ian répéta fidèlement tout ce qu'Aryami venait de révéler à l'intérieur de la maison, sans omettre un détail et en terminant sur un épilogue spécialement consacré à Ben et à Sheere restés seuls dans le salon et à la terrible épée qu'ils venaient de découvrir suspendue au-dessus de leurs têtes.
Quand il eut terminé, l'assemblée de la Chowbar Society avait oublié la chaleur suffocante qui tombait du ciel comme un châtiment de l'enfer.
- Comment Ben a-t-il pris ça ? demanda Roshan.
Ian haussa les épaules et fronça les sourcils.
- Pas très bien, je suppose, risqua-t-il.
- Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? questionna Siraj.
- Que pouvons-nous faire ? rétorqua Ian.
- Beaucoup de choses, trancha Isobel, sauf nous rôtir le derrière au soleil pendant qu'un assassin essaye de trucider Ben. Et Sheere avec lui.
- Personne n'est contre ? s'enquit Seth.
Tous confirmèrent à l'unisson.
- Bien, colonel, dit Ian en s'adressant directement à Isobel. Quels sont les ordres ?
- D'abord, quelqu'un devrait rassembler tout ce qu'il est possible de savoir sur l'histoire de cet accident de Jheeter's Gate et sur l'ingénieur.
- Je peux le faire, proposa Seth. Il y a sûrement des articles de la presse de l'époque à la bibliothèque du musée indien. Et probablement des livres.
- Seth a raison, dit Siraj. L'incendie de Jheeter's Gate a fait du bruit en son temps. Beaucoup de gens s'en souviennent encore. Il doit exister toute une documentation dessus. Le ciel sait où, mais elle doit exister.
- Il faudra donc la chercher, conclut Isobel. Ça peut être un point de départ.
- Je l'aiderai, ajouta Michael.
Isobel acquiesça fermement.
- Il nous faut tout connaître de cet homme et de cette maison merveilleuse qu'on suppose ne pas être loin d'ici. Peut-être que cette piste nous mettra sur celle de l'assassin.
- Nous chercherons la maison, suggéra Siraj en se désignant avec Roshan.
- Si elle existe, elle est à nous, ajouta Roshan.
- D'accord, mais pas question d'y entrer.
- Pas de problème, la rassura Roshan en montrant ses paumes ouvertes.
- Et moi ? Qu'est-ce que je suis supposé faire ? questionna Ian à qui on n'attribuait pas aussi facilement qu'à ses camarades de missions correspondant à ses compétences.
- Tu restes avec Ben et Sheere, décréta Isobel. Tel que nous connaissons Ben, et avant même que nous ayons le temps de nous en rendre compte, il aura toutes les dix minutes de nouvelles idées impossibles. Reste près de lui et veille à ce qu'il ne fasse pas de folies. Ce n'est pas du tout indiqué qu'il se balade dans les rues avec Sheere.
Ian approuva, conscient que sa mission était la plus difficile du lot distribué par Isobel.
- Nous nous retrouverons au Palais de Minuit avant la tombée de la nuit, conclut celle-ci. Quelqu'un a des hésitations ?
Les jeunes gens se regardèrent et hochèrent la tête négativement à plusieurs reprises.
- Dans ce cas, on y va.
Seth, Michael, Roshan et Siraj partirent sans plus attendre afin d'accomplir leurs missions respectives. Isobel resta près de Ian, observant leur départ en silence, dans le miroitement qui montait des rues poussiéreuses et brûlantes sous le soleil.
- Et toi, Isobel, que penses-tu faire ? demanda Ian.
Elle se tourna vers lui avec un sourire énigmatique.
- J'ai une intuition.
- J'ai peur de tes intuitions comme j'aurais peur d'un tremblement de terre. Qu'est-ce que tu prépares ?
- Tu as tort de t'inquiéter, Ian.
- C'est justement quand tu dis ça que je m'inquiète pour de bon.
- Je ne viendrai peut-être pas ce soir au Palais, expliqua Isobel. Si je ne suis pas là, fais ce que tu dois faire. Tu sais toujours ce qu'il faut faire, Ian.
Le garçon soupira, soucieux. Il n'aimait pas ces airs de mystère et l'éclat étrange qui brillait dans les yeux de son amie.
- Isobel, regarde-moi, ordonna-t-il.
La jeune fille lui obéit.
- Je ne sais pas de quoi il s'agit, mais je t'en prie, ôte-toi ça de la tête.
- Je sais me défendre, Ian, répliqua-t-elle, le sourire aux lèvres.
Les lèvres de Ian furent incapables d'imiter celles d'Isobel.
- Ne fais rien que je ne ferais moi-même, supplia-t-il.
Elle rit.
- Je ferai seulement une chose que jamais tu n'oserais faire, murmura-t-elle.
Il l'observa, perplexe et sans comprendre. Puis, sans effacer de son regard cette lueur énigmatique, Isobel s'approcha de Ian et l'embrassa doucement sur les lèvres, les effleurant à peine.
- Prends soin de toi, Ian, lui chuchota-t-elle à l'oreille. Et ne te fais pas d'illusions.
C'était la première fois qu'Isobel l'embrassait. En la voyant s'éloigner dans la jungle de la cour, Ian ne put chasser de son esprit une soudaine et inexplicable peur que ce soit peut-être aussi la dernière.
Presque une heure plus tard, Ben et Sheere émergèrent à la lumière du jour, le visage impénétrable et affichant un calme étonnant. Sheere alla vers Aryami qui était restée tout ce temps seule sous la marquise de la maison, indifférente aux tentatives de conversation de Ian, et s'assit près d'elle. Ben marcha directement sur Ian.
- Où sont les autres ? demanda-t-il.
- Nous avons pensé qu'il serait utile de faire quelques investigations à propos de cet individu, Jawahal.
- Et tu es resté pour nous servir de nounou ? plaisanta Ben, bien que son ton prétendument enjoué ne les trompe ni l'un ni l'autre.
- Si tu veux. Comment te sens-tu ? voulut savoir Ian en tournant la tête vers Sheere.
Son ami hocha la tête.
- Assommé, je suppose, concéda-t-il finalement. J'ai horreur des surprises.
- Isobel dit que ce n'est pas une bonne idée que vous restiez ici. Je crois qu'elle a raison.
- Isobel a toujours raison, sauf quand elle discute avec moi. Mais je suis d'accord, ce lieu n'est pas sûr. Même s'il est resté fermé plus de quinze ans, c'est toujours la maison familiale. Et St. Patrick's ne semble pas non plus recommandé.
- Je crois que le mieux serait d'aller au Palais et d'attendre les autres, suggéra Ian.
- C'est le plan d'Isobel ?
- Devine.
- Où est-elle allée ?
- Elle n'a pas voulu me le dire.
- Un de ses pressentiments ? s'enquit Ben, alarmé.
Ian confirma et Ben soupira, abattu.
- À la grâce de Dieu ! finit-il par lancer en donnant une tape dans le dos de son ami. Je vais aller parler aux dames.
Ian se tourna vers Sheere et Aryami Bosé. Elles discutaient avec animation. Il échangea un regard avec Ben.
- Je soupçonne la vieille dame de maintenir ses plans de partir demain matin pour Bombay, commenta ce dernier.