- Tu iras avec elle ?
- Je n'ai pas l'intention de jamais quitter cette ville. Et moins encore maintenant.
Les deux amis observèrent la conversation entre la grand-mère et la petite-fille pendant quelques minutes encore, puis Ben se dirigea vers elles.
- Attends-moi ici, dit-il calmement.
Aryami Bosé retourna dans la maison, laissant Ben et Sheere seuls sur le seuil. Sheere avait le visage rouge de colère. Ben attendit qu'elle décide elle-même le moment de parler. Quand elle le fit, sa voix tremblait de rage et ses mains s'entrelacèrent pour former un nœud de fer.
- Elle exige que nous partions demain et ne veut plus parler de rien, expliqua-t-elle. Elle aimerait que tu viennes avec nous, mais dit qu'elle ne peut pas t'y obliger.
- Je suppose qu'elle croit que c'est la meilleure solution pour toi.
- Tu ne le penses pas ?
- Je mentirais si je te disais que je l'approuve, admit Ben.
- J'ai passé toute ma vie à fuir de ville en ville, en train, en bateau et en voiture à cheval, sans avoir de vraie maison, d'amis ou un foyer dont je pourrais me souvenir comme du mien. Je suis fatiguée, Ben. Je ne peux pas continuer à fuir toute ma vie quelqu'un dont je ne sais même pas qui il est.
Le frère et la sœur se dévisagèrent en silence.
- C'est une vieille femme, Ben. Elle a peur, parce que sa vie s'achève et qu'elle se sent incapable de nous protéger plus longtemps. Elle y met tout son cœur, mais fuir ne sert plus à rien. Pourquoi prendre demain ce train pour Bombay ? Pour nous arrêter dans une gare prise au hasard, sous un autre nom ? Pour mendier un toit dans le premier village venu en sachant qu'il faudra repartir dès le lendemain ?
- Tu l'as dit à Aryami ?
- Elle n'a pas voulu m'écouter. Mais, cette fois, je n'ai pas l'intention de recommencer à fuir. Cette maison est la mienne, cette ville est celle de mon père. C'est ici que je veux rester. Et si cet homme vient me chercher, je lui ferai face. S'il veut me tuer, qu'il me tue. Et si je dois vivre, je ne suis pas disposée à rester une fugitive qui rend tous les jours grâce au ciel de voir encore une fois le soleil. Tu m'aideras, Ben ?
- Bien sûr.
Sheere le serra dans ses bras et s'essuya les yeux avec un coin de son manteau blanc.
- Tu sais, Ben, cette nuit, avec tes amis dans cette vieille maison abandonnée, votre Palais de Minuit, pendant que je vous racontais mon histoire, j'ai pensé que je n'ai jamais eu l'occasion d'être une enfant comme les autres. J'ai grandi avec pour unique compagnie des vieilles personnes, des peurs et des mensonges, des mendiants et des voyageurs anonymes. Je me suis rappelé comment je m'inventais des compagnons invisibles et comment je parlais avec eux pendant des heures dans les salles d'attente des gares, dans les voitures. Les adultes me souriaient. À leurs yeux, une petite fille qui parlait toute seule, c'était une vision adorable. Mais ça ne l'est pas, Ben. Ça n'a rien d'adorable d'être seule, dans son enfance ou dans sa vieillesse. Des années durant, je me suis demandé comment étaient les autres enfants, s'ils faisaient les mêmes cauchemars que moi, s'ils se sentaient aussi malheureux que moi. Celui qui prétend que l'enfance est le temps le plus heureux de la vie est un menteur ou un imbécile.
Ben observa sa sœur et sourit.
- Ou les deux à la fois. D'habitude, ça va de pair.
Sheere rougit.
- Excuse-moi. Tu trouves que je dis n'importe quoi ?
- Non. J'aime t'écouter. Et puis je crois que nous avons plus de choses en commun que tu ne le penses.
- Nous sommes frère et sœur ! s'écria Sheere en riant nerveusement. Tu te rends compte ! Jumeaux ! Ça paraît tellement incroyable !
- Bah, plaisanta Ben, comme on dit : tu ne peux choisir que tes amis. La famille, c'est par-dessus le marché.
- Alors, je préfère que tu sois mon ami.
Ian les rejoignit et constata avec soulagement que le frère et la sœur semblaient de bonne humeur et se permettaient même le luxe de blaguer, ce qui, au vu de la situation, n'était pas rien.
- Tu te rends compte, Ian, cette demoiselle veut être mon amie.
- Je ne te le conseillerais pas, Sheere. Je suis l'ami de Ben depuis des années, et tu vois où j'en suis. Vous avez pris une décision ?
Ben fit signe que oui.
- Est-ce bien celle que j'imagine ?
Ben hocha de nouveau la tête affirmativement. Sheere l'imita.
- Qu'est-ce que vous avez décidé ? demanda derrière eux la voix pleine d'amertume d'Aryami.
Les trois jeunes gens découvrirent la silhouette de la vieille dame, immobile dans l'ombre du seuil. Un silence tendu s'instaura entre eux.
- Nous ne prendrons pas le train demain, grand-mère, répondit Sheere calmement. Ni Ben ni moi.
Le regard brûlant de la vieille dame passa de l'un à l'autre.
- Les paroles de quelques morveux inconscients t'ont fait oublier en quelques minutes tout ce que j'ai mis des années à t'enseigner ? s'indigna Aryami.
- Non, grand-mère. J'ai pris ma décision seule. Et rien au monde ne m'en fera changer.
- Tu feras ce que j'attends de toi, trancha Aryami, mais on sentait l'odeur de la défaite dans chaque mot qu'elle prononçait.
- Madame..., commença poliment Ian.
- Toi, mon garçon, tu te tais, lança Aryami avec une froideur renouvelée.
Ian réprima son envie de répliquer et baissa les yeux.
- Grand-mère, dit Sheere, je ne prendrai pas ce train. Et tu le sais.
Aryami, de l'ombre où elle se tentait, contempla sa petite-fille en silence. Puis elle déclara finalement :
- Je t'attendrai demain matin à la première heure à la gare de Howrah.
Sheere soupira et Ben vit son visage s'enflammer de nouveau. Il lui prit le bras pour lui faire comprendre de ne pas poursuivre la discussion. Aryami fit lentement demi-tour et ses pas se perdirent à l'intérieur.
- Je ne peux pas la laisser ainsi, murmura Sheere.
Ben acquiesça. Sa sœur suivit Aryami dans le salon, où elle s'était assise face à la lueur des veilleuses. Ignorant la présence de sa petite-fille, elle ne se retourna pas et resta immobile. Sheere s'approcha d'elle et la prit doucement dans ses bras.
- Quoi qu'il arrive, grand-mère, je t'aime.
Aryami, toujours silencieuse, écouta les pas de Sheere s'éloigner de nouveau vers la cour, pendant que les larmes lui montaient aux yeux. Dehors, Ben et Ian attendaient le retour de Sheere et la reçurent en affichant l'expression la plus optimiste possible.
- Où allons-nous, maintenant ? demanda Sheere, les yeux baignés de larmes et les mains tremblantes.
- Au meilleur endroit de Calcutta, répondit Ben. Au Palais de Minuit.
Les dernières lumières de l'après-midi commençaient à pâlir, quand Isobel aperçut la structure fantomatique et anguleuse de l'ancienne gare de Jheeter's Gate qui émergeait des brumes du fleuve, comme le mirage d'une sinistre cathédrale qui aurait été dévorée par les flammes. La respiration coupée, la jeune fille s'arrêta pour contempler cet impressionnant enchevêtrement de centaines de poutrelles d'acier, d'arcs et de voûtes superposées, ce labyrinthe insondable de métal et de verre éclaté par le feu. Un ancien pont en ruine, totalement abandonné, traversait le fleuve. Il menait, sur l'autre rive, juste devant la façade de la gare, qui béait telle la gueule noire d'un dragon immobile et aux aguets dont les rangées infinies de dents longues et acérées disparaissaient dans les ténèbres de l'intérieur.
Isobel marcha jusqu'au pont qui conduisait à Jheether's Gate et zigzagua entre les anciens rails qui traçaient une voie morte vers ce mausolée sorti des enfers. Les poutrelles formant la charpente de la gare étaient désormais rouillées et noircies, et toutes sortes de plantes sauvages y poussaient. L'armature rouillée du pont grinçait sous ses pas. Elle ne tarda pas à apercevoir des écriteaux en interdisant l'entrée et avertissant du danger d'écroulement. Aucun train n'était plus jamais passé sur ce pont et, à en juger par son aspect désolé et dégradé, Isobel supposa que personne n'avait eu l'idée de le réparer ni même de le franchir à pied.