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À mesure qu'elle laissait la rive est de Calcutta derrière elle et que le fantasmagorique puzzle d'acier et d'ombres de Jheeter's Gate se dressait devant elle sous le manteau écarlate du crépuscule, Isobel se demandait si l'idée de visiter ce lieu était aussi pertinente qu'elle l'avait pensé. S'imaginer dans le rôle d'une aventurière intrépide était une chose ; s'immerger dans ce scénario effrayant sans connaître une seule page du troisième acte en était une autre, très différente.

Un souffle de vapeurs imprégnées de cendre et de poussière de charbon qui sortaient des tunnels dissimulés dans les entrailles de la gare lui caressa la figure. C'était une puanteur acide et pénétrante, une odeur que, sans raison apparente, Isobel associait à celle d'une vieille usine enterrée sous des gaz mortels et des couches d'ordures et de rouille. Elle concentra son regard sur les premiers feux lointains des chalands qui suivaient le cours du Hooghly et tenta de penser à leurs mariniers anonymes, pendant qu'elle parcourait le tronçon de pont qui la séparait encore de l'entrée de la gare. Quand elle arriva à l'autre bout, elle s'arrêta entre les rails qui s'enfonçaient dans le noir et contempla la grande façade d'acier. Au-dessus, sous les taches infligées par les flammes, on pouvait encore lire les lettres gravées qui annonçaient le nom de la gare : JHEETER'S GATE. Il lui rappelait l'entrée d'un grand monument funéraire.

Isobel respira un bon coup et s'apprêta à commettre l'acte le plus pénible qu'elle ait jamais envisagé en seize ans de vie : pénétrer dans ce lieu.

Exhibant le sourire béat d'élèves modèles, Seth et Michael subirent pendant plusieurs secondes l'examen impitoyable des yeux inquisiteurs de Mr De Rozio, bibliothécaire en chef de la salle principale du musée indien.

- C'est la demande la plus absurde que j'ai entendue de toute ma vie, affirma ce dernier. Au moins depuis ton dernier passage, Seth.

- Écoutez, monsieur De Rozio, nous savons que vous n'êtes ouvert que le matin et que ce que nous demandons, mon ami et moi, peut paraître un peu extravagant...

- Venant de toi, rien n'est extravagant, jeune homme, le coupa Mr De Rozio.

Seth réprima un sourire. Chez Mr De Rozio, les remarques ironiques qui se voulaient cinglantes étaient un signe sans équivoque de faiblesse et d'intérêt. Son prénom était inconnu du monde entier, à l'exception possible de sa mère et de son épouse, si tant est qu'il existât en Inde une femme suffisamment courageuse pour épouser un tel phénomène, l'exemple même du plus extraordinaire mélange de races que puisse produire le genre humain. Sous son aspect de cerbère bibliophile, Mr De Rozio cachait un terrible talon d'Achille : une curiosité et une propension aux commérages qui reléguaient les bonnes femmes du bazar à la condition de simples amateurs.

Seth et Michael se regardèrent à la dérobée et décidèrent de faire donner la grosse artillerie.

- Monsieur De Rozio, commença Seth sur un ton mélodramatique, je ne devrais pas vous le dire, mais je me vois obligé de faire confiance à votre discrétion bien connue : plusieurs crimes sont liés à cette affaire, et nous avons très peur que d'autres se produisent si nous n'y mettons pas le holà.

Les yeux minuscules et pénétrants du bibliothécaire parurent s'agrandir en quelques secondes.

- Vous êtes sûrs que Mr Thomas Carter est au courant de votre démarche ? questionna-t-il avec sévérité.

- C'est lui qui nous envoie.

Mr De Rozio les dévisagea de nouveau, à la recherche de failles qui trahiraient de louches manigances.

- Et ton ami, s'étonna-t-il en désignant Michael, pourquoi ne parle-t-il jamais ?

- Il est très timide, monsieur.

Michael fit un léger geste d'assentiment, comme pour confirmer ces propos. Mr De Rozio toussota, dubitatif.

- Tu dis que ça concerne des crimes ? laissa-t-il tomber d'un air faussement indifférent.

- Des assassinats, monsieur, confirma Seth. Plusieurs.

Mr De Rozio regarda sa montre puis, après avoir réfléchi quelques secondes et jeté alternativement un coup d'œil au cadran et aux deux garçons, il haussa les épaules et capitula.

- C'est bon. Mais c'est la dernière fois. Comment s'appelle l'homme sur qui vous cherchez des informations ?

- Lahawaj Chandra Chatterghee, monsieur, s'empressa de répondre Seth.

- L'ingénieur ? N'est-il pas mort dans l'incendie de Jheeter's Gate ?

- Si, monsieur. Mais il y avait quelqu'un avec lui au moment de sa mort. Quelqu'un qui est resté vivant. Quelqu'un de très dangereux. Celui qui a provoqué l'incendie. Il est toujours là, prêt à commettre de nouveaux crimes...

Mr De Rozio eut un sourire ravi.

- Très intéressant, murmura-t-il.

Soudain, un soupçon assaillit le bibliothécaire. Il pencha sa masse considérable vers les deux garçons en agitant un doigt accusateur.

- Tout ça ne serait-il pas une invention de votre ami ? Comment s'appelle-t-il, déjà ?

- Ben ne sait rien de tout ça, monsieur De Rozio, le rassura Seth. Ça fait des mois qu'on ne se voit plus.

- Je préfère ça. Suivez-moi.

Isobel avança d'un pas mal assuré à l'intérieur de la gare et laissa ses pupilles s'adapter aux ténèbres qui y régnaient. Au-dessus d'elle, à des dizaines de mètres, s'étalait la voûte principale, formée de longues arcades d'acier et de verre. La plupart des verrières avaient fondu sous les flammes ou simplement explosé, pulvérisant une pluie d'éclats brûlants sur toute la gare. La lumière du soir filtrait entre les fissures du métal noirci et les morceaux de vitres qui avaient survécu à la tragédie. Les quais, qui se perdaient dans l'obscurité, dessinaient une courbe tout en douceur sous la grande voûte. Ils étaient couverts des restes de bancs brûlés et de poutrelles détachées de la toiture.

La grande horloge, qui avait jadis trôné sur le quai central tel un phare à l'entrée d'un port, se dressait maintenant comme une sentinelle sombre et muette. Isobel passa sous son cadran. Elle remarqua que les aiguilles s'étaient pliées comme de la gélatine vers le sol pour former des langues de chocolat fondu indiquant pour l'éternité l'heure de l'horreur qui avait dévoré la gare.

Rien dans ce lieu ne paraissait avoir changé, à part les traces laissées par des années de saleté accumulées et l'effet des pluies torrentielles de la mousson à travers les ouvertures latérales et les failles de la voûte.

Isobel s'arrêta pour contempler l'ensemble depuis son centre. Elle avait l'impression de se trouver dans un grand temple submergé, infini et insondable.

Une nouvelle bouffée d'air chaud et humide traversa la gare et agita ses cheveux, tout en faisant voleter des particules d'ordures sur les quais. Frissonnant, Isobel scruta les bouches noires des tunnels qui s'enfonçaient sous terre à l'extrémité de la gare. Elle aurait bien voulu être accompagnée des autres membres de la Chowbar Society, en ce moment où les événements prenaient une tournure peu réconfortante rappelant beaucoup trop les histoires que Ben se plaisait à inventer pour leurs veillées dans le Palais de Minuit. Elle fouilla dans sa poche et en sortit le dessin de Michael représentant les membres de la Chowbar Society posant devant le bassin où se reflétaient leurs visages. Elle sourit en se voyant reproduite par le crayon de Michael et se demanda si c'était vraiment ainsi qu'il la voyait. Ils lui manquaient terriblement.

Elle entendit alors pour la première fois le bruit, distant et mêlé au murmure des courants d'air qui parcouraient ces tunnels. C'étaient des voix lointaines, pareilles à celles qu'elle avait entendues dans le brouhaha de la foule quand elle s'était immergée dans le Hooghly, des années plus tôt, le jour où Ben lui avait appris à plonger. Mais, cette fois, Isobel eut la certitude que, sortant du plus profond des tunnels, ce n'étaient pas les voix des pèlerins qui se rapprochaient. C'étaient des voix d'enfants, de centaines d'enfants. Et ils hurlaient de terreur.