Mr De Rozio caressa avec précision les trois plis superposés de son royal menton et examina de nouveau la pile de documents, articles de presse et papiers en tout genre qu'il avait réunis après plusieurs expéditions dans l'appareil digestif de la bibliothèque du musée indien, digne de celle d'Alexandrie. Seth et Michael l'observaient, anxieux.
- Bien, commença le bibliothécaire. C'est plus compliqué qu'il n'y paraît. Il y a beaucoup d'informations sur ce Lahawaj Chandra Chatterghee, sous différentes entrées. La plus grande partie de la documentation que j'ai consultée était répétitive et peu significative, mais il faudrait au moins une semaine pour mettre un peu d'ordre dans les papiers le concernant.
- Qu'avez-vous trouvé, monsieur ? demanda Seth.
- Un peu de tout, en réalité. Mr Chandra était un brillant ingénieur, légèrement en avance sur son temps, idéaliste et obsédé par l'idée de laisser à ce pays un héritage qui soulagerait les pauvres de leurs malheurs, qu'il attribuait à la domination et à l'exploitation britanniques. Franchement, rien de très original. En résumé : un concentré de tout ce qui pouvait faire de lui un authentique persécuté. Pourtant, il a tout de même réussi à louvoyer au milieu des jalousies, des complots et des manœuvres destinées à lui saboter sa carrière, et à convaincre le gouvernement de financer son rêve doré : la construction de la ligne de chemin de fer qui relierait les principales capitales du Bengale au reste du continent. Chandra croyait que, de la sorte, le monopole commercial et politique, instauré à l'époque de Lord Clive et de la Compagnie grâce au trafic fluvial et maritime, verrait ses jours comptés. Ainsi, pensait-il, les habitants de l'Inde récupéreraient lentement le contrôle de la richesse de leur pays. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y avait pas besoin d'être ingénieur pour comprendre que ça ne se passerait pas comme ça.
- Y a-t-il quelque chose concernant un personnage du nom de Jawahal ? demanda Seth. C'était un ami de jeunesse de l'ingénieur. Il a eu plusieurs procès. Des affaires dont on a parlé, je crois.
- Ça doit se trouver quelque part, mon garçon, mais il y a un océan de documents à classer. Pourquoi ne revenez-vous pas dans une quinzaine de jours ? D'ici là, j'aurai eu la possibilité de mettre un peu d'ordre dans ce capharnaüm.
- Nous ne pouvons pas attendre deux semaines, monsieur, intervint Michael.
Surpris, Mr De Rozio observa le garçon.
- Une semaine ? proposa-t-il.
- Monsieur, c'est une affaire de vie ou de mort. La vie de deux personnes est menacée.
De Rozio contempla un instant le regard intense de Michael et acquiesça, vaguement impressionné. Seth ne laissa pas échapper une seconde.
- Nous vous aiderons à chercher et à classer, monsieur.
- Vous ? Je ne sais pas... Quand ?
- Tout de suite, répliqua Michael.
- Vous connaissez le code de classement des fiches de la bibliothèque ? interrogea Mr De Rozio.
- Par cœur, mentit Seth.
Le soleil plongea comme un grand globe sanglant derrière les verrières détruites de la façade est de Jheeter's Gate. En quelques secondes, Isobel assista au spectacle fascinant de centaines de lames de couteau d'une lumière écarlate déchirant horizontalement la pénombre de la gare. Le bruit des voix qui hurlaient alla crescendo. Elle entendit bientôt leur écho résonner sous la grande voûte. Le sol se mit à vibrer sous ses pieds, des éclats de verre se détachèrent de la toiture. Elle sentit comme une piqûre à l'avant-bras gauche et porta la main à l'endroit où un morceau de verre l'avait touchée. Le sang tiède coula entre ses doigts.
Elle courut à l'extrémité de la gare en se protégeant le visage.
Une fois à l'abri sous un escalier qui montait aux niveaux supérieurs, elle découvrit devant elle une immense salle d'attente dont les débris de bancs de bois brûlés jonchaient le sol. Les murs étaient couverts d'étranges peintures badigeonnées directement avec les mains, des figures représentant des formes humaines déformées et démoniaques, aux yeux exorbités et exhibant de longues griffes de loup. La vibration était maintenant plus intense. Isobel s'approcha de l'entrée du tunnel. Une violente bouffée d'air brûlant embrasa son visage et elle se frotta les yeux, incapable de croire à ce qu'elle voyait.
Une locomotive aveuglante de lumière et enveloppée de flammes surgissait des profondeurs du tunnel. Elle crachait avec fureur des cercles de feu qui filaient tels des obus de canon avant d'éclater en anneaux de gaz incandescent. Isobel se jeta à plat ventre. Le train de feu traversa la gare dans le fracas assourdissant du métal entrechoqué et des cris de terreur des centaines d'enfants prisonniers des flammes. Isobel resta étendue, les yeux fermés, jusqu'à ce que le bruit du train s'évanouisse dans l'air.
Elle leva la tête et regarda autour d'elle. La gare, déserte, était remplie d'un nuage de vapeur qui montait lentement en se teintant du rouge intense des dernières clartés du jour. À un pas à peine d'elle se répandait une flaque d'une substance sombre et visqueuse qui brillait dans la lueur du crépuscule. Un moment, elle crut y discerner le reflet d'une femme triste et nimbée de lumière qui l'appelait. Elle tendit la main vers elle et trempa le bout de ses doigts dans ce liquide épais et chaud. Du sang. Elle retira aussitôt la main et l'essuya sur sa robe, pendant que la vision de ce visage spectral disparaissait. Haletante, elle se traîna jusqu'au mur et s'y adossa pour reprendre son souffle.
Au bout d'une minute, elle se leva et examina la gare. La clarté du soir faiblissait et la nuit noire ne tarderait plus à tomber. En cet instant précis, elle n'avait qu'une idée claire en tête : ne pas attendre ce moment à l'intérieur de Jheeter's Gate. Elle marcha nerveusement vers la sortie. Alors seulement elle découvrit une silhouette fantomatique qui avançait vers elle dans la brume recouvrant les quais de la gare. La forme leva une main. Isobel vit ses doigts prendre feu, éclairant ses pas. À cet instant, elle comprit qu'elle ne sortirait pas de là aussi facilement qu'elle y était entrée.
À travers le toit crevé du Palais de Minuit, on pouvait contempler le ciel semé d'étoiles, une mer infinie de minuscules veilleuses blanches. La tombée du jour avait emporté une partie de la chaleur accablante qui avait frappé la ville depuis l'aube, mais la brise qui caressait timidement les rues de la ville noire était à peine un soupir tiède et chargé de l'humidité montant du Hooghly.
En attendant l'arrivée des autres membres de la Chowbar Society, Ian, Ben et Sheere, moroses, perdus dans leurs pensées, laissaient s'écouler les minutes dans les ruines de la vieille demeure.
Ben avait choisi de se hisser jusqu'à sa retraite de prédilection, une poutre dénudée qui traversait horizontalement la façade du Palais. Assis exactement au centre, les jambes pendantes, il avait l'habitude de s'installer sur ce poste d'observation isolé pour admirer les lumières de la ville et les formes des palais et des cimetières qui bordaient le cours sinueux du Hooghly dans sa traversée de Calcutta. Il pouvait passer des heures là-haut, sans parler ni se donner la peine, ne fût-ce qu'une seconde, d'abaisser son regard vers le sol. Les membres de la Chowbar Society respectaient cette habitude, une de plus parmi les innombrables singularités de Ben. Ils avaient appris à ne pas troubler les longues périodes de mélancolie qui suivaient inévitablement sa descente du ciel.