Depuis la cour du Palais, Ian observa son ami à la dérobée et décida de lui permettre de profiter d'une de ses dernières retraites spirituelles. Il revint à la tâche qui avait occupé son temps et celui de Sheere durant la dernière heure : tenter d'enseigner à la jeune fille les rudiments du jeu d'échecs grâce à l'échiquier que la Chowbar Society conservait à son siège central. Les pièces étaient réservées aux championnats annuels qui avaient lieu en décembre ; invariablement, ils étaient remportés par Isobel, qui faisait preuve d'une supériorité quasiment insultante.
- Il existe deux théories concernant la stratégie des échecs, expliqua Ian. En réalité, il y en a des milliers, mais seules ces deux-là comptent vraiment. D'après la première, la clef du jeu est la seconde rangée de pièces : roi, reine, fou, cavalier, tour... Selon cette théorie, les pions ne sont que des pièces destinées à être sacrifiées pour le bon déroulement de la tactique. La seconde, en revanche, soutient que les pions peuvent et doivent être les pièces d'attaque les plus dangereuses, et qu'un stratège intelligent doit les employer en tant que tels pour obtenir la victoire. Moi, je pense qu'aucune des deux n'est bonne, mais Isobel défend ardemment la seconde.
La mention de sa camarade fit renaître son inquiétude de ne pas savoir où elle était. Sheere découvrit son expression anxieuse et le tira de ses pensées par une nouvelle question sur le jeu :
- Quelle est la différence entre tactique et stratégie ? Est-ce que c'est un problème purement technique ?
Ian réfléchit à la question de Sheere et soupçonna qu'il ne possédait pas la réponse.
- C'est une différence littéraire, pas réelle, affirma la voix de Ben tombant des hauteurs. La tactique est l'ensemble des petits pas que l'on fait pour arriver quelque part. La stratégie, ce sont les pas que l'on fait quand il n'y a aucun endroit où arriver.
Sheere leva les yeux et sourit à Ben.
- Tu joues aux échecs, Ben ?
Il ne répondit pas.
- Ben méprise les échecs, expliqua Ian. D'après lui, c'est la deuxième façon la plus inutile de gaspiller l'intelligence humaine.
- Et quelle est la première ? demanda Sheere, amusée.
- La philosophie, répondit Ben de son perchoir.
- Ben dixit, conclut Ian. Pourquoi ne descends-tu pas, maintenant ? Les autres doivent être sur le point d'arriver.
- Je les attendrai, dit Ben en retournant dans ses nuages.
Il n'en descendit qu'une demi-heure plus tard, au moment où Ian s'était embarqué dans l'explication du gambit du cavalier et où Roshan et Siraj apparurent sur le seuil de la cour. Peu après, Seth et Michael firent de même, et tous se réunirent en cercle à la lueur d'un petit feu improvisé par Ian avec les derniers morceaux de bois sec qu'ils gardaient dans une remise couverte et protégée des pluies derrière le Palais. Les flammes firent courir des reflets cuivrés sur les visages des sept jeunes gens pendant que Ben faisait circuler une bouteille d'eau qui, si elle n'était pas fraîche, avait au moins l'avantage de ne pas être porteuse de fièvres mortelles.
- Nous n'attendons pas Isobel ? questionna Siraj, visiblement préoccupé par l'absence de l'objet de sa passion unilatérale.
- Il est possible qu'elle ne vienne pas, dit Ian.
Tous les regards convergèrent sur lui, perplexes. Il rapporta succinctement sa conversation de l'après-midi avec Isobel. Les visages de ses amis s'assombrirent. Quand il eut terminé, il rappela que la jeune fille avait dit que, avec ou sans elle, ils devaient mettre en commun le résultat de leurs démarches, et il laissa la parole à celui qui souhaitait s'exprimer le premier.
- D'accord, acquiesça Siraj, nerveux. Je vais vous raconter ce que nous avons trouvé. Après, je ne perdrai pas une seconde pour filer à la recherche d'Isobel. Il n'y a qu'une tête de mule comme elle pour décider de partir en expédition par une nuit pareille, seule et sans dire où elle allait. Comment as-tu pu la laisser faire, Ian ?
Roshan vint à l'aide de Ian et posa sa main sur l'épaule de Siraj.
- On ne discute pas avec Isobel, tu le sais bien. On l'écoute. Raconte-nous l'histoire du hiéroglyphe, après quoi nous partirons tous les deux pour la retrouver.
- Un hiéroglyphe ? questionna Sheere.
- Nous avons trouvé la maison, Sheere, expliqua Siraj. Ou, plutôt, nous savons où elle est.
Le visage de Sheere s'illumina subitement et son cœur battit très fort. Les jeunes gens se rapprochèrent du feu et Siraj sortit une feuille de papier sur laquelle, de son inimitable écriture d'enfant chétif, il avait copié des vers.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Seth.
- Un poème, répliqua Siraj.
- Lis-le, dit Roshan.
La ville que j'aime est une obscure et profonde
maison de misères, un foyer d'esprits maudits
à qui nul n'ouvre ses portes ni son cœur.
L'amour que je porte à ma ville vient de son crépuscule,
ombre du mal et de gloires oubliées,
de destinées vendues et d'âmes en peine.
La ville que j'aime n'aime personne et ne connaît pas de repos,
tour élevée à l'enfer incertain de notre sort ultime,
du châtiment que la malédiction a écrit en lettres de sang,
grand bal de tromperies et d'infamies, bazar de ma tristesse...
Après cette lecture, ils restèrent tous les sept silencieux. Pendant une seconde, seuls les craquements du feu et la rumeur lointaine de la ville chuchotèrent dans la brise.
- Je connais ces vers, murmura Sheere. Ils appartiennent à un des livres de mon père. Ils viennent à la fin de mon conte préféré, l'histoire des larmes de Shiva.
- Exact, confirma Siraj. Nous avons passé tout l'après-midi à l'Institut Bengali de l'Industrie. C'est un édifice incroyable, presque en ruine, qui accumule des étages et des étages d'archives et de salles noyées sous la poussière et la saleté. Il y avait des rats, et je suis sûr qu'en y retournant de nuit nous pourrions découvrir qu'il s'y passe secrètement des choses...
- Bornons-nous à l'essentiel, l'interrompit Ben. S'il te plaît.
- D'accord, convint Siraj en remettant à plus tard son enthousiasme pour les mystères du lieu. L'essentiel, c'est qu'après trois heures de recherches (dont, vu le climat, je vous passe les détails), nous sommes tombés sur une liasse de papiers qui ont appartenu à ton père et qui étaient sous la garde de l'Institut depuis 1916, date de la catastrophe de Jheeter's Gate. Parmi eux, il y avait un livre portant sa signature autographe. On ne nous a pas permis de l'emporter, mais nous avons pu l'examiner. Et nous avons eu de la chance.
- Je ne vois pas en quoi, objecta Ben.
- Tu devrais être le premier à comprendre. À côté du poème, quelqu'un, je suppose le père de Sheere, a dessiné à la plume une maison, poursuivit Siraj avec un sourire mystérieux, tout en lui tendant le papier où était copié le poème.
Ben examina les vers et haussa les épaules.
- Je ne vois que des mots.
- Tu perds tes facultés, Ben. Dommage qu'Isobel ne soit pas là pour voir ça, plaisanta Siraj. Lis de nouveau. Attentivement.
Ben suivit les instructions et fronça les sourcils.
- Je donne ma langue au chat. Ces vers n'ont ni rythme ni structure. C'est seulement de la prose coupée comme par caprice.
- Exact, confirma Siraj. Et quelle est la norme de ce caprice ? Ou, dit autrement : pourquoi couper les vers à un endroit précis si on peut choisir n'importe quel autre ?
- Pour séparer les mots ? suggéra Sheere.
- Ou pour les réunir..., murmura Ben pour lui-même.
- Prends le premier mot de chaque vers et fais-en une phrase, conseilla Roshan.