Ben observa de nouveau le poème et regarda ses camarades.
- Lis seulement le premier mot, lui indiqua Roshan.
- La maison à l'ombre de la tour du grand bazar, lut Ben.
- Il existe au moins six bazars rien que dans le nord de Calcutta, fit remarquer Ian.
- Et combien ont une tour capable de projeter une ombre jusque sur les maisons construites autour ? rétorqua Siraj.
- Je ne sais pas, avoua Ian.
- Moi si. Deux : le Syambazaar et le Machuabazaar, au nord de la ville noire.
- Même ainsi, dit Ben, l'ombre qu'une tour peut dessiner pendant une journée se déplacerait en suivant la courbe d'un éventail d'au moins 180 degrés, en changeant toutes les minutes. Cette maison pourrait être en n'importe quel point du nord de Calcutta, autant dire en n'importe quel point de l'Inde.
- Un moment ! l'interrompit Sheere. Le poème parle de crépuscule. Il dit textuellement : L'amour que je porte à ma ville vient de son crépuscule.
- Vous avez cherché à vérifier ? demanda Ben.
- Naturellement, répondit Roshan. Siraj est allé au Syambazaar et moi au Machuabazaar, quelques minutes avant le coucher du soleil.
- Et alors ? le pressèrent-ils tous en chœur.
- L'ombre de la tour du Machuabazaar se perd dans d'anciens entrepôts abandonnés, expliqua Siraj.
- Roshan ? demanda Ian.
Le garçon sourit, prit dans le feu un bout de bois à demi brûlé et traça la silhouette d'une tour dans la cendre.
- Comme l'aiguille d'une horloge, l'ombre du Syambazaar termine sa course aux portes d'une grande grille métallique derrière laquelle il y a une cour où pousse une épaisse végétation de palmiers et de broussailles. Au-dessus des palmiers, j'ai pu entrevoir le faîte d'une maison.
- C'est fantastique ! s'exclama Sheere.
Ben, cependant, ne manqua pas de remarquer une expression inquiète sur le visage de Roshan.
- Quel est le problème, Roshan ?
Roshan hocha lentement la tête.
- Je ne sais pas. Quelque chose dans cette maison ne m'a pas plu.
- Tu as vu quelque chose ? demanda Seth.
Roshan fit signe que non. Ian et Ben se regardèrent un moment en silence.
- Est-ce qu'il est venu à l'esprit de l'un d'entre vous que tout ça n'est peut-être qu'un piège ? demanda Roshan.
Ian et Ben échangèrent de nouveau un regard tacite et acquiescèrent. Ils pensaient la même chose.
- Nous prendrons le risque, dit Ben en mettant dans sa voix toute la conviction qu'il fut capable de feindre.
Aryami Bosé gratta une nouvelle allumette et la tendit vers la bougie blanche posée devant elle. Pendant que ses mains tremblantes l'approchaient de la mèche, la lumière vacillante de la flamme dessina les contours incertains du salon obscur. La bougie prit lentement feu et répandit un halo de clarté. La vieille dame souffla l'allumette. La petite tige de bois s'éteignit en dégageant une fumée bleutée qui monta lentement vers la pénombre. Le doux frôlement d'un courant d'air caressa ses cheveux et sa nuque. Elle se retourna. Une bouffée d'air froid, imprégné d'une puanteur acide et pénétrante, agita son châle et éteignit la flamme de la bougie. L'obscurité l'enveloppa de nouveau. La vieille dame entendit deux coups secs frappés à la porte de la maison. Elle serra les poings et observa qu'une mince clarté rougeâtre filtrait à travers les contours de la porte. Les coups se répétèrent, cette fois plus forts. Elle sentit une pellicule de sueur froide suinter des pores de son front.
- Sheere ? appela-t-elle faiblement.
L'écho de sa voix alla mourir dans les ténèbres de la maison. Il n'y eut pas de réponse. Quelques secondes plus tard, les deux coups retentirent de nouveau.
Aryami tendit la main en tâtonnant vers l'étagère au-dessus du foyer, où quelques braises agonisantes répandaient la seule clarté qui pouvait encore la guider. Elle fit tomber plusieurs objets, jusqu'à ce que ses doigts touchent la longue gaine métallique d'un poignard qu'elle rangeait là. Elle en retira l'arme et observa l'éclat doré qui serpentait sur la lame à la lueur des braises. Un rai de lumière apparut sous la porte de la maison. Aryami prit une profonde inspiration et se dirigea à petits pas vers elle. Elle s'arrêta devant et écouta le bruit du vent dans les feuilles des buissons de la cour.
- Sheere ? murmura-t-elle encore, sans plus obtenir de réponse.
Elle serra avec force le manche du poignard et, doucement, posa la main gauche sur la poignée de la porte en l'abaissant. Les grincements de la serrure rouillée se réveillèrent après des années de léthargie. La porte s'ouvrit lentement, et la clarté bleutée du ciel nocturne dessina un cône de lumière à l'intérieur. Il n'y avait personne dehors. Les buissons s'agitaient telle une mer de centaines de petites feuilles sèches, émettant un murmure hypnotique. Aryami s'avança d'un pas pour regarder au-delà de la porte. La cour était déserte. C'est alors que ses jambes heurtèrent un objet sur le seuil. Elle baissa les yeux et découvrit à ses pieds un petit panier. Couvert d'un voile opaque, il laissait néanmoins filtrer la clarté qui émanait de l'intérieur. Elle s'agenouilla à côté et écarta doucement le voile.
Dedans, elle trouva deux figurines de cire représentant les corps nus de deux bébés. De leur tête émergeait la pointe d'un filament de tissu allumé, et les deux effigies fondaient comme des cierges dans un temple. Un frisson lui parcourut le corps. Elle poussa le panier, qui roula au bas des marches de pierre brisée. Elle se releva et s'apprêtait à rentrer quand elle s'aperçut, au fond du long couloir conduisant à l'autre bout de la demeure, des pas invisibles enflammés qui s'approchaient d'elle. Le poignard lui échappa des doigts tandis qu'elle fermait la porte avec force.
La vieille dame descendit les marches avec précipitation, sans oser tourner le dos à la porte, et trébucha contre le panier qu'elle avait lancé quelques secondes plus tôt. Horrifiée, elle vit une langue de feu jaillir de sous la porte de sa maison et le bois vieilli s'enflammer comme un parchemin. Elle se traîna sur quelques mètres jusqu'aux buissons. Là, elle se releva douloureusement et observa, impuissante, les flammes qui sortaient des fenêtres et enveloppaient toute la maison d'un nœud mortel.
Elle courut vers la rue et ne se retourna pour regarder derrière elle que lorsqu'elle fut à une centaine de mètres de ce qui avait été sa demeure. Les flammes d'un bûcher ardent montaient dans le ciel, crachant avec furie braises et cendres brûlantes. Peu à peu, les habitants du quartier se mirent à leurs fenêtres et sortirent dans les rues, alarmés, pour contempler l'ampleur de l'incendie né en à peine quelques secondes. Aryami entendit le fracas du toit qui s'effondrait, donnant ainsi une nouvelle pâture au feu. Les visages de la foule rassemblée étaient balayés par une lumière aussi violente que celle d'un éclair d'orage pendant que tous se regardaient, atterrés, sans comprendre ce qui s'était passé.
Aryami Bosé versa des larmes d'amertume sur ce qui avait été le foyer de sa jeunesse, le foyer où elle avait donné naissance à sa fille. Puis, se perdant dans la confusion des rues de Calcutta, elle lui dit adieu pour toujours.
En suivant les indications que donnait le cryptogramme déchiffré par Siraj, déterminer la localisation exacte de la maison ne se révéla pas compliqué. Selon celles-ci, dûment confrontées aux observations relevées par Roshan sur place, la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee était située dans une rue tranquille reliant Jatindra Mohan Avenue et Acharya Profullya Road, à un mile, approximativement, au nord du Palais de Minuit.
Dès que Siraj eut constaté que le résultat de ses recherches avait été correctement assimilé par ses camarades, il manifesta son désir de ne pas perdre une minute de plus pour partir à la recherche d'Isobel. Toutes les tentatives pour le rassurer et le convaincre d'attendre le retour certain de la jeune fille n'eurent aucun effet. Finalement, fidèle à sa promesse, Roshan se proposa pour l'accompagner. Tous deux sortirent dans la nuit, après être convenus de retrouver les autres dans la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee dès qu'ils auraient des nouvelles d'Isobel.