- Et vous, demanda Ian en s'adressant à Seth et Michael, qu'est-ce que vous avez trouvé ?
- J'aimerais pouvoir apporter des résultats aussi spectaculaires que ceux de Siraj, mais nous nous sommes trouvés devant un océan de points d'interrogation, dit Seth en rendant compte de leur visite à Mr De Rozio, qu'ils avaient laissé en pleines recherches au musée avec la promesse de revenir dans les deux heures pour continuer à l'aider.
- Ce que nous avons trouvé jusqu'à maintenant confirme simplement l'histoire que nous a contée la grand-mère de Sheere, pardon, votre grand-mère, précisa Michael.
- Exact, déclara Seth. En fait, je crois que le plus intéressant n'est pas ce que nous avons trouvé, mais ce que nous n'avons pas pu trouver.
- Explique-toi, demanda Ben.
- Je m'explique, continua Seth en se frottant les mains devant le feu. L'histoire de l'ingénieur Chandra commence à figurer dans les archives avec son entrée à l'Institut de l'industrie. Des documents montrent qu'il a refusé plusieurs propositions du gouvernement britannique de travailler à la construction de ponts et d'une ligne de chemin de fer qui devait relier Bombay et Delhi, le tout à usage exclusivement militaire.
- Aryami a bien dit l'aversion qu'il éprouvait pour les Britanniques, commenta Ben. Il les rendait coupables de la plupart des maux qui désolaient le pays.
- C'est vrai, confirma Seth. Pourtant, ce qui est curieux, c'est que, malgré cette antipathie ouverte, dont nous avons beaucoup de manifestations publiques, Chandra Chatterghee a participé à un étrange projet du gouvernement britannique entre 1914 et 1915, un an avant de mourir dans la tragédie de Jheeter's Gate. Il s'agissait d'une affaire obscure qui répondait à un nom bizarre : l'Oiseau de Feu.
Sheere haussa les sourcils et se rapprocha de Seth avec une mine consternée.
- Et cet Oiseau de Feu, qu'est-ce que c'était ?
- Difficile à déterminer. Mr De Rozio pense qu'il pourrait s'agir d'une expérience militaire. Une partie de la correspondance officielle qui figure dans les papiers de l'ingénieur est signée par un certain colonel Llewelyn. Selon De Rozio, il se vantait d'avoir eu le douteux honneur d'être le chef des forces responsables de la répression des manifestations pacifiques pour l'indépendance entre 1905 et 1915.
- Se vantait ? s'étonna Ben.
- C'est ça le plus bizarre. Sir Arthur Llewelyn, boucher officiel de Sa Gracieuse Majesté, est mort dans l'incendie de Jheeter's Gate. Que faisait-il là, c'est un mystère.
Les cinq jeunes gens se regardèrent, pris dans un flot de confusion.
- Essayons de mettre un peu d'ordre là-dedans, suggéra Ben. Nous avons d'un côté un brillant ingénieur qui refuse avec obstination les généreuses propositions du gouvernement britannique de travailler à son service pour des chantiers publics, en raison de sa haine manifeste de la domination coloniale. Jusque-là, tout se tient. Puis, soudain, apparaît ce mystérieux colonel, lequel l'engage dans une opération qui, de toute évidence, aurait dû lui soulever le cœur : une arme secrète, une expérience destinées à mater les foules. Et il accepte. Ça ne colle pas. À moins...
- À moins que le dénommé Llewelyn n'ait été doté d'un pouvoir de persuasion hors du commun, compléta Ian.
Sheere leva les mains en signe de protestation.
- Il est impossible que mon père ait accepté de participer à un projet militaire de quelque sorte que ce soit. Ni au service des Britanniques ni au service des Bengalis. Mon père détestait les militaires et les considérait comme des tueurs à la solde de gouvernements corrompus. Il n'aurait jamais prêté son talent à quelque chose destiné à tuer son propre peuple.
Seth l'observa en silence et pesa soigneusement ses paroles.
- Pourtant, Sheere, des documents semblent bien prouver que, d'une manière ou d'une autre, il a collaboré.
- Il doit y avoir une autre explication. Mon père était un écrivain et un bâtisseur ; il n'était pas un assassin d'innocents.
- Idéalisme mis à part, il y a sûrement une autre explication, intervint Ben. Et c'est ce que nous essayons de trouver. Revenons au supposé pouvoir de persuasion de Llewelyn. Comment a-t-il pu obliger l'ingénieur à participer ?
- On peut penser, expliqua Seth, que ce pouvoir ne résidait pas dans ce qu'il pouvait faire, mais dans ce qu'il pouvait laisser faire.
- Je ne comprends pas, dit Ian.
- C'est ma théorie, exposa Seth. Dans tout le dossier de l'ingénieur, nous n'avons trouvé aucune mention de Jawahal, son ami de jeunesse, excepté dans une lettre du colonel Llewelyn adressée à l'ingénieur Chandra et datée de novembre 1911. Dans celle-ci, notre ami le colonel ajoute un post-scriptum où il suggère succinctement que, si Chandra décline l'invitation à participer au projet, il se verra dans l'obligation d'offrir le poste à son vieil ami Jawahal. Et donc voilà ce que je pense : l'ingénieur avait réussi à cacher sa relation de jeunesse avec Jawahal, à l'époque en prison, et à poursuivre sa carrière sans que personne soupçonne la protection qu'il lui avait accordée. Mais supposons que le dénommé Llewelyn ait rencontré Jawahal dans sa prison et que celui-ci lui ait révélé la vraie nature de leurs relations. Cela l'aurait mis dans une excellente situation pour faire chanter l'ingénieur et l'obliger à collaborer.
- Comment pouvons-nous savoir que Llewelyn et Jawahal se connaissaient ? questionna Ian.
- C'est seulement une supposition, mais elle n'est pas si hasardeuse que ça. Sir Arthur Llewelyn, colonel de l'armée britannique, décide de recruter un brillant Ingénieur. Celui-ci refuse. Llewelyn fouille dans son passé et découvre une trouble histoire de procès dans lequel il est impliqué. Il décide de rendre visite à Jawahal dans sa prison, et celui-ci lui raconte ce qu'il souhaitait entendre. C'est simple.
- Je ne peux pas le croire, objecta Sheere.
- Parfois la vérité est ce qu'il y a de plus difficile à croire. Rappelle-toi ce qu'a dit Aryami, observa Ben. Mais ne nous précipitons pas. Est-ce que De Rozio continue ses recherches ?
- Oui, et en ce moment même, répliqua Seth. La quantité de papiers est telle qu'il faudrait une armée de rats de bibliothèque pour tout mettre au clair.
- Vous vous êtes plutôt bien défendus, concéda Ian.
- Nous n'en attendions pas moins de vous, affirma Ben. Retournez auprès du bibliothécaire et ne le perdez pas une seconde de vue. Il y a dans tout ça une chose qui nous échappe.
- Et vous, qu'est-ce que vous allez faire ? demanda Michael, qui connaissait déjà la réponse.
- Nous rendre à la maison de l'ingénieur, répliqua Ben. Peut-être que ce que nous cherchons est dedans.
- Et peut-être aussi autre chose..., suggéra Michael.
Ben sourit.
- Comme je l'ai dit, nous prenons le risque.
Sheere, Ian et Ben arrivèrent devant la grille qui protégeait la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee peu avant minuit. À l'est, la silhouette anguleuse de l'étroite tour du Syambazaar se découpait sur la sphère de la lune et projetait son ombre en dessinant une mince aiguille noire vers l'insondable jardin de palmiers et d'arbustes sauvages qui masquaient l'énigmatique construction.
Ben s'appuya contre les barreaux métalliques qui formaient la grille et se terminaient par des pointes de lance effilées et menaçantes.
- Il va falloir grimper, constata-t-il. Et ça ne paraît pas facile.