Profitant de cette parenthèse de tranquillité, il s'introduisit dans le passage et, avant que l'âcre puanteur qui y régnait n'envahisse ses poumons, il ressortit par la brèche menant à la rue. Une fois là, il lança mentalement une pièce en l'air et décida d'entreprendre ses recherches alimentaires côté ouest.
Pendant qu'il s'éloignait en chantonnant dans la rue déserte, il ne pouvait guère imaginer que les quatre cercles concentriques de la serrure avaient recommencé à tourner avec une lenteur infinie. Cette fois, le mot de quatre lettres destinées à s'arrêter à la verticale n'était plus le nom de Didon, mais celui d'une autre déesse, beaucoup plus proche : Kali.
Ben crut entendre en rêve un grand fracas et se réveilla dans l'obscurité totale de la chambre où il avait dormi. Sa première impression, dans les secondes d'hébétude qui suivent un réveil en sursaut, fut la perplexité en constatant que la nuit était tombée. Ils devaient avoir dormi plus de douze heures. Un instant plus tard, en entendant de nouveau le choc violent qu'il croyait avoir rêvé, il comprit que ce n'était pas la nuit qui empêchait la lumière d'entrer dans la chambre. Quelque chose était en train de se passer dans la maison. Les volets se fermaient avec force, hermétiquement, comme les vannes d'une écluse. Il sauta du lit et courut à la porte, à la recherche de ses amis.
- Ben ! entendit-il Sheere crier.
Il ouvrit la porte de la chambre de sa sœur et la découvrit de l'autre côté, immobile, tremblante. Il la prit dans ses bras et la sortit de la pièce, atterré, tandis que les volets se fermaient les uns après les autres telles des paupières de pierre.
- Ben, gémit Sheere. Quelque chose est entré dans ma chambre pendant que je dormais et m'a touchée.
Ben sentit un frisson lui parcourir le corps et conduisit Sheere jusqu'au centre de la salle de la grande maquette. En une seconde, l'obscurité totale les entoura. Il garda Sheere serrée dans ses bras et lui chuchota de rester silencieuse pendant qu'il tentait de percevoir un mouvement quelconque dans le noir. Ses yeux ne parvinrent pas à distinguer la moindre forme, néanmoins tous deux purent entendre la rumeur qui envahissait les pièces et faisait penser à des centaines de petits animaux courant sous le sol et entre les murs.
- Qu'est-ce que c'est, Ben ?
Son frère essayait de trouver une réponse, quand un nouvel événement vint lui ôter la parole. Les lumières de la maquette de la ville s'étaient lentement allumées, et les deux jeunes gens assistèrent à la naissance d'une Calcutta nocturne. Ben avala sa salive et Sheere se cramponna étroitement à lui. Au milieu de la maquette, le petit train alluma ses feux, et ses roues commencèrent à tourner.
- Sortons d'ici, murmura Ben en conduisant à tâtons sa sœur vers l'escalier qui menait au rez-de-chaussée. Tout de suite.
Avant qu'ils aient pu faire quelques pas, un cercle de feu ouvrit un orifice dans la porte de la chambre qu'avait occupée le jeune fille. En moins d'une seconde, il la consumait comme une braise qui traverserait une feuille de papier. Sentant que ses pieds se rivaient au sol, Ben aperçut des empreintes de pas enflammées qui s'approchaient, provenant du seuil de la chambre.
- Cours en bas ! cria-t-il en poussant sa sœur vers l'escalier. Cours !
Prise de panique, Sheere se précipita dans l'escalier. Ben demeura immobile sur la trajectoire de ces marques flamboyantes qui avançaient vers lui à toute vitesse. Une bouffée d'air chaud imprégné d'une odeur de kérosène brûlé le frappa au visage, en même temps qu'une empreinte enflammée s'arrêtait à un pas de ses pieds. Deux pupilles rouges comme du fer incandescent s'allumèrent dans l'obscurité. Des griffes de feu enserrèrent son bras droit. Cette tenaille pulvérisa le tissu de sa chemise et lui brûla la peau.
- L'heure de notre rencontre n'est pas encore venue, murmura une voix métallique et caverneuse devant lui. Écarte-toi.
Avant qu'il n'ait pu réagir, la main de fer le projeta violemment sur le côté et l'expédia au sol. Il tomba sur le flanc et tâta son bras blessé. Il parvint alors à voir un spectre de feu qui descendait l'escalier en spirale en le détruisant sous ses pas.
Les hurlements de terreur de Sheere au rez-de-chaussée lui rendirent assez de forces pour se relever. Il courut vers l'escalier. Celui-ci n'était plus qu'un squelette de barres de métal enveloppées de flammes et les marches avaient disparu. Ben se jeta dans le trou béant. Son corps atterrit sur la mosaïque du rez-de-chaussée et la douleur de son bras lacéré par le feu se fit insupportable.
- Ben ! cria Sheere. Je t'en supplie !
Le garçon leva les yeux. Sheere, enveloppée dans un voile de flammes translucides comme la chrysalide d'un papillon sorti de l'enfer, était entraînée sur le sol d'étoiles brillantes. Il se releva et courut vers elle, en suivant la trace laissée par son ravisseur, qui se dirigeait vers la porte de derrière, et en tentant d'esquiver la chute démente des centaines de livres de la bibliothèque circulaire, qui dégringolaient en flammes des rayons et se décomposaient en une pluie de pages en pleine combustion. Quelque chose le frappa. Il tomba de tout son long, et sa tête alla cogner contre le sol.
Sa vision se voila lentement pendant qu'il apercevait le visiteur de feu qui s'arrêtait et se retournait pour le regarder. Sheere hurlait de peur, mais ses cris n'étaient déjà plus audibles. Luttant pour ne pas céder à l'évanouissement et ne pas abandonner toute résistance, Ben se déplaça de quelques centimètres sur le sol jonché de braises. Un sourire cruel, comme celui d'un loup, se dessina devant lui. Dans la masse confuse que devenait son champ de vision, où tout se diluait comme une aquarelle encore humide, il reconnut l'homme qu'il avait vu dans la locomotive du train fantôme qui traversait la nuit. Jawahal.
- Quand tu seras prêt, viens à moi, lui murmura l'esprit de feu. Tu sais où me trouver...
Un instant plus tard, Jawahal ressaisit Sheere et traversa avec elle le mur de derrière de la maison comme s'il s'agissait d'un rideau de fumée. Avant de perdre connaissance, Ben entendit l'écho du train qui s'éloignait.
- Il revient à lui, murmura une voix à des centaines de kilomètres.
Ben essaya de distinguer les taches imprécises qui s'agitaient devant lui et reconnut bientôt quelques traits familiers. Des mains le saisirent doucement et glissèrent un objet confortable sous sa tête. Le garçon battit des paupières. Les yeux de Ian, rougis et désespérés, l'observaient avec anxiété. Près de lui se tenaient Seth et Roshan.
- Ben, tu nous entends ? demanda Seth, dont le visage suggérait qu'il n'avait pas dormi depuis une semaine.
Soudain, Ben se souvint et voulut se lever brusquement. Les mains des trois garçons le rendirent à sa position allongée.
- Où est Sheere ? parvint-il à articuler.
Ian, Seth et Roshan échangèrent un regard sombre.
- Elle n'est pas là, Ben, répondit finalement Ian.
Ben sentit que le ciel se détachait par morceaux pour s'écrouler sur lui et ferma les yeux.
- Que s'est-il passé ? demanda-t-il ensuite, plus calme.
- Je me suis réveillé avant vous, expliqua Ian, et j'ai décidé de sortir chercher quelque chose à manger. En chemin, j'ai rencontré Seth qui se rendait à la maison. Au retour, nous avons vu que tous les volets étaient fermés et que de la fumée sortait de l'intérieur. Nous avons couru et nous t'avons trouvé évanoui. Sheere n'était pas là.
- Jawahal l'a enlevée.
Une expression indéchiffrable s'inscrivit sur les visages de Ian et de Seth.