La silhouette de Jheeter's Gate se dressa dans la brume effilochée. Un éclair tomba du ciel sur la flèche surmontant la coupole de la voûte centrale et se scinda. Les ramifications, évoquant un lierre de lumière bleue, parcoururent le réseau d'arcs et de poutrelles d'acier jusqu'aux fondations.
Les cinq garçons s'arrêtèrent devant le pont. Seuls Ben et Roshan avancèrent de quelques pas en direction de la gare. Les rails dessinaient un chemin rectiligne bordé de deux rubans argentés qui s'enfonçaient tout droit dans la gueule de la gare. La lune disparut derrière la couche de nuages, et la ville parut ne plus être éclairée que par une lointaine lueur bleue.
Ben examina avec précaution le tracé du pont, à la recherche de fissures ou de failles qui auraient vite fait de l'expédier directement dans le courant nocturne du fleuve, mais il n'était guère possible de deviner autre chose que la piste luisante des rails à travers les broussailles et les décombres. Le vent charriait une rumeur étouffée provenant de l'autre rive du fleuve. Ben regarda Roshan, qui observait nerveusement les profondeurs obscures de la gare. Celui-ci s'approcha de la voie ferrée et se pencha sur elle, sans quitter Jheeter's Gate des yeux. Il posa la main sur la surface d'un rail et la retira brusquement, comme s'il venait de recevoir une décharge électrique.
- Il vibre ! s'écria-t-il, apeuré. Comme si un train arrivait.
Ben le rejoignit et tâta le long ruban de métal.
- C'est la vibration du fleuve contre le pont, le rassura-t-il. Il n'y a aucun train.
Seth et Michael avancèrent à leur tour pendant que Ian s'agenouillait pour faire un double nœud à ses chaussures, un rituel qu'il gardait pour les situations où ses nerfs se transformaient en câbles d'acier.
Ian leva les yeux et leur sourit timidement, sans rien montrer de la peur qui, Ben le savait, suintait de tous ses pores, à l'instar des trois autres et de lui-même.
- Moi, cette nuit, à ta place, j'en ferais un triple, plaisanta Seth.
Ben sourit et les membres de la Chowbar Society échangèrent un regard entendu. Une seconde plus tard, faisant appel à ce talisman qui, en d'autres occasions, avait si bien protégé leur camarade, ils étaient tous en train de refaire les nœuds de leurs souliers.
Après quoi, ils se mirent en file indienne, Ben en tête, Roshan en arrière-garde, et s'engagèrent précautionneusement sur le pont. Ben, sur le conseil de Seth, prit soin de marcher tout près du rail, là où l'armature du pont était la plus solide. En plein jour, il paraissait facile d'éviter les traverses cassées et de détecter à l'avance les zones qui avaient cédé au passage du temps et filaient comme des toboggans droit vers le milieu du fleuve, mais, à minuit, le tracé se transformait en un bois truffé de pièges où il fallait progresser presque pas à pas, en tâtant le terrain.
Ils n'avaient guère parcouru plus d'une cinquantaine de mètres, le quart du trajet, quand Ben s'arrêta et leva la main. Ses camarades regardèrent devant eux sans comprendre. Un instant, ils restèrent silencieux, immobiles sur les poutrelles qui ondulaient comme de la gélatine sous les coups constants du fleuve rugissant à leurs pieds.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Roshan, à la queue de la file. Pourquoi on s'arrête ?
Ben leur montra Jheeter's Gate. Deux artères de feu se frayaient à toute allure un chemin dans leur direction en suivant les rails.
- Écartez-vous ! cria-t-il.
Les cinq garçons se jetèrent à terre. Les deux murs de feu fendirent l'air tout près d'eux, avec la furie de deux lames de couteau faites de gaz enflammé. Leur passage produisit un intense effet de succion, entraîna avec lui des morceaux de l'armature et laissa une traînée de flammes sur le pont.
- Tout le monde est indemne ? demanda Ian en se relevant et en constatant que, par endroits, ses vêtements fumaient et dégageaient de la vapeur.
Les autres firent silencieusement signe que oui.
- Profitons-en pour passer avant que les flammes ne se consument, suggéra Ben.
- Ben, je crois qu'il y a quelque chose sous le pont, indiqua Michael.
Les autres avalèrent leur salive. Un bruit insolite se faisait entendre sous le plancher métallique. La vision de griffes d'acier en train de s'attaquer aux plaques de fer s'imposa dans l'esprit de Ben.
- Pas question de rester plantés là pour vérifier ce que c'est ! Vite !
Les membres de la Chowbar Society repartirent derrière Ben en hâtant le pas, zigzaguant sur le pont sans prendre le temps de se retourner. Arrivés sur la terre ferme, à quelques mètres de l'entrée de la gare, Ben fit signe à ses camarades de s'éloigner de l'armature métallique.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Ian derrière lui.
Ben haussa les épaules.
- Regardez ! s'exclama Seth. Au milieu du pont !
Tous concentrèrent leur attention sur ce point. Les rails prenaient une tonalité rougeâtre qui irradiait dans les deux directions et dégageait un léger halo de fumée. Au bout de quelques secondes, les deux rails commencèrent à se tordre. De toute la structure du pont se mirent à tomber dans le Hooghly d'épaisses gouttes de métal en fusion qui produisaient de violentes détonations au contact de l'eau froide.
Ils assistèrent, paralysés, au spectacle saisissant d'une structure d'acier de plus de deux cents mètres de long qui fondait sous leurs yeux, tel un morceau de beurre dans une poêle brûlante. Le flamboiement du métal liquide s'enfonça dans le fleuve et teinta d'une dense couleur ambrée les visages des cinq amis. Puis le rouge incandescent laissa la place à une tonalité métallique opaque, sans éclat, et les deux extrémités s'abattirent dans le fleuve comme deux saules pleureurs pris au piège de la contemplation de leur propre image.
Le bruit furieux de l'acier répandant des étincelles dans le courant s'apaisa lentement. À ce moment, les cinq amis entendirent derrière eux la voix de la vieille sirène de Jheeter's Gate qui déchirait la nuit de Calcutta pour la première fois en seize ans. En silence, ils franchirent la frontière qui les séparait du décor fantasmagorique dans lequel ils s'apprêtaient à jouer la partie décisive.
Isobel ouvrit les yeux en entendant le hurlement de la sirène qui se propageait dans les tunnels en imitant l'annonce d'un bombardement. Ses pieds et ses mains étaient fermement assujettis à deux longues barres de métal rouillées. La seule clarté qu'elle percevait filtrait par le grillage d'une bouche d'aération située au-dessus d'elle. L'écho de la sirène s'évanouit lentement.
Soudain, elle entendit quelque chose se traîner vers l'orifice de la trappe. À travers les interstices lumineux, elle observa que le rectangle de clarté s'obscurcissait et que le grillage s'ouvrait. Elle ferma les yeux et retint sa respiration. La fermeture des pinces métalliques qui immobilisaient ses pieds et ses mains sauta avec un claquement. Une main aux longs doigts l'empoigna par la nuque à travers la trappe et la souleva verticalement. Elle ne put éviter de crier de terreur, et son geôlier la jeta contre la surface du tunnel comme un poids mort.
Elle ouvrit les yeux et se trouva face à une longue silhouette noire, immobile, une forme sans visage.
- Tu as de la visite. Ne faisons pas attendre tes amis.
À cet instant, deux pupilles ardentes brillèrent dans cette face invisible, comme des allumettes prenant feu dans l'obscurité. La forme l'attrapa par le bras et la traîna dans le tunnel. Au bout de ce qu'elle vécut comme des heures de trajet mortel dans le noir, Isobel distingua les contours fantomatiques d'un train arrêté dans l'ombre. Elle se laissa traîner jusqu'au wagon de queue et n'opposa pas de résistance lorsqu'elle fut violemment projetée à l'intérieur, où elle resta enfermée.