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Brusquement, la main se retira comme celle d'un animal pris de peur, et Jawahal se leva. Sheere remarqua que les liens dans son dos se détachaient et que ses mains redevenaient libres.

- Lève-toi et suis-moi, ordonna-t-il.

Elle obéit docilement, laissant Jawahal la précéder. Dès que l'obscure silhouette eut avancé de quelques mètres dans les décombres du wagon, elle se mit à courir dans la direction opposée aussi vite que ses muscles tuméfiés le lui permirent. Elle traversa le wagon en catastrophe et se jeta contre la porte qui séparait les voitures, reliées l'une à l'autre par une petite plate-forme à découvert. Elle posa la main sur la poignée d'acier noirci et appuya avec force. Le métal céda comme de la pâte à modeler. Interdite, Sheere vit qu'il se transformait en cinq doigt effilés qui lui saisirent le poignet. Lentement, la surface de la porte se replia sur elle-même et adopta la forme d'une statue brillante au visage lisse dont émergèrent les traits de Jawahal. Ses genoux se dérobèrent sous elle et elle s'écroula. Jawahal la souleva en l'air et elle lut dans ses yeux sa colère contenue.

- N'essaye pas de me fuir, Sheere. Très bientôt, toi et moi nous formerons un seul être. Je ne suis pas ton ennemi. Je suis ton avenir. Avance avec moi, sinon, voici ce qui t'arrivera.

Il ramassa par terre les restes d'une coupe de cristal brisée, les entoura de ses doigts et serra avec force. Le cristal fondit dans son poing, répandant entre ses doigts de grosses gouttes de verre liquide qui tombèrent sur le plancher du wagon pour y former un miroir de flammes au milieu des décombres. Jawahal lâcha Sheere et la laissa tomber à quelques centimètres du cristal fumant.

- Maintenant, fais ce que je t'ai dit.

Seth s'agenouilla devant ce qui ressemblait à une flaque brillante sur le sol, dans la section centrale de la gare, et passa les doigts dessus. Le liquide était tiède, épais, et avait la texture d'une huile répandue.

- Ian, viens voir ça, appela-t-il.

Le garçon s'approcha et s'accroupit à côté de lui. Seth lui montra ses doigts tachés de cette substance visqueuse. Ian trempa la pointe de son index et, après en avoir vérifié la consistance en la frottant avec le pouce, il la flaira.

- C'est du sang, déclara l'aspirant médecin.

Seth pâlit soudain et s'essuya nerveusement les doigts sur la jambe de son pantalon.

- Isobel ? demanda-t-il en s'écartant de la flaque et en réprimant les nausées qui refluaient de son estomac.

- Je ne sais pas, répondit Ian, décontenancé. On a l'impression que c'est récent.

Il se releva et examina le sol autour de la large tache sombre.

- Il n'y a pas d'empreintes. Ni de traces, murmura-t-il.

Seth le dévisagea sans comprendre la portée de cette réflexion.

- Quelqu'un qui aurait perdu tout ce sang ne pourrait aller loin sans laisser des traces sur le sol, expliqua Ian, même s'il a été traîné. Ça n'a pas de sens.

Seth soupesa la théorie de son ami et fit le tour de la flaque en vérifiant qu'il n'y avait ni marque ni signe partant de celle-ci à plusieurs mètres à la ronde. De nouveau l'un près de l'autre, ils échangèrent un regard d'incompréhension. Brusquement, une ombre d'incertitude apparut dans les yeux de Ian, et Seth capta au vol l'idée qui venait de traverser l'esprit de son ami. Lentement, tous deux levèrent la tête vers la voûte qui se perdait dans l'obscurité.

Tandis qu'ils scrutaient les ombres supérieures de la grande salle, leur attention fut attirée par un lustre de cristal suspendu au milieu. À l'une de ses extrémités, une corde blanche soutenait un corps qui se balançait doucement dans le vide, enveloppé dans une cape brillante. Ils avalèrent tous deux leur salive.

- Mort ? interrogea timidement Seth.

Sans cesser de fixer ce spectacle macabre, Ian haussa les épaules.

- On ne devrait pas aviser les autres ? ajouta Seth, angoissé.

- Dès que nous saurons qui c'est. S'il s'agit bien de son sang, et tout semble l'indiquer, peut-être vit-il encore. On va le décrocher.

Seth ferma les yeux. Depuis qu'ils avaient passé le pont, il s'attendait à quelque chose de ce genre, mais de constater que son pressentiment était fondé renforça les nausées qui se pressaient dans sa gorge. Il respira profondément et choisit d'essayer de ne plus réfléchir.

- D'accord, convint-il, résigné. Comment ?...

Ian examina la partie supérieure de la salle. Il repéra une cursive métallique qui en longeait le pourtour, quelque quinze mètres plus haut. De là partait un étroit conduit en direction du lustre de cristal, à peine une passerelle, probablement destinée à l'entretien et au nettoyage.

- Nous allons monter jusqu'à ce passage et nous le décrocherons.

- Un de nous deux devrait rester ici pour l'accueillir, précisa Seth. Je crois que ça devrait être toi.

Ian observa son camarade avec soin.

- Tu es sûr que tu veux monter seul ?

- J'en crève d'envie. Attends ici. Ne bouge pas.

Ian acquiesça. Seth se dirigea vers l'escalier qui menait au niveau supérieur de Jheeter's Gate. Dès que l'ombre eut englouti son camarade et que le bruit de ses pas sur les marches se fut éteint, il examina l'obscurité environnante.

Le vent qui s'échappait des tunnels sifflait à ses oreilles et faisait voleter des petits fragments de décombres sur le sol. Ian leva de nouveau les yeux et tenta de distinguer les traits de la forme suspendue qui tournait sur elle-même, sans y parvenir. Il lui était impossible d'accepter l'idée que ce puisse être Isobel, Siraj ou Sheere. Soudain, un reflet fugace éclaira la surface de la flaque à ses pieds, mais, quand il baissa les yeux, c'était déjà passé.

Jawahal traîna Sheere le long de ce couloir fantastique que formait le train arrêté dans le tunnel, jusqu'au wagon de tête, celui qui précédait la locomotive. Une intense lueur orangée passait sous les portes du wagon, et le bruit furieux d'une chaudière grondait à l'intérieur. Sheere sentit que la température montait de façon vertigineuse et que tous les pores de sa peau s'ouvraient au contact de l'air brûlant et embrasé qui sortait de là.

- Qu'est-ce qu'il y a, à l'intérieur ? demanda-t-elle, épouvantée.

- La machine de feu, répondit Jawahal en ouvrant la porte et en poussant la jeune fille. Ma maison et ma prison. Mais tout ça va très vite changer grâce à toi, Sheere. Après toutes ces années, nous voici de nouveau réunis. N'est-ce pas ce que tu as toujours souhaité ?

Sheere se protégea le visage de la bouffée de chaleur dévorante qui l'assaillit subitement et observa entre ses doigts l'intérieur du wagon. Une gigantesque machinerie formée par de grandes chaudières métalliques reliées à un interminable alambic tout en tuyauteries et en valves rugissait devant elle, menaçant d'exploser. D'entre les joints de cet engin monstrueux fusaient des jets furieux de vapeur et de gaz, qui revêtaient les parois du wagon d'une intense teinte cuivrée. Au-dessus d'un panneau de métal qui portait tout un jeu d'indicateurs de pression et de manomètres, Sheere reconnut, gravé dans le fer, un aigle s'élevant majestueusement d'entre les flammes. Sous le rapace, elle aperçut des mots écrits dans un alphabet qu'elle ne connaissait pas.

- L'Oiseau de Feu, dit Jawahal près d'elle. Mon alter ego.

- Mon père a construit cette machine..., murmura Sheere. Vous n'avez aucun droit à l'utiliser. Vous n'êtes qu'un voleur et un assassin.

Jawahal l'observa, songeur, et passa sa langue sur ses lèvres.

- Quel monde avons-nous édifié, où même les ignorants ne peuvent pas être heureux ? Réveille-toi, Sheere !

La jeune fille se tourna pour le contempler avec mépris.

- Vous l'avez tué..., dit-elle en lui adressant un regard chargé de haine.

Les lèvres de Jawahal se contractèrent en une grimace silencieuse et grotesque. Il fallut quelques secondes à Sheere pour comprendre qu'il riait. Ce faisant, il la poussa doucement contre la paroi brûlante du wagon et pointa vers elle un doigt menaçant.