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L’enfant avait déjà changé trois fois de nourrice. Aucune n’avait voulu le garder plus de quelques jours. Il était trop goulu disaient-elles, il tétait pour deux, il ôtait le lait de la bouche des autres nourrissons et le pain de la bouche des nourrices, puisqu’on ne pouvait pas vivre en n’en ayant qu’un seul. L’officier de police chargé de cette affaire, un certain La Fosse, commençait à en avoir assez et méditait déjà de faire porter l’enfant au centre de regroupement des enfants trouvés et orphelins, au bout de la rue Saint-Antoine, d’où partaient chaque jour des convois d’enfants à destination du grand orphelinat d’Etat de Rouen. Mais comme ces transports s’effectuaient par porteurs chargés de hottes de raphia où, pour assurer un meilleur rendement, on fourrait ensemble jusqu’à quatre nourrissons ; comme du même coup, le taux de décès en cours de route était extrêmement élevé ; comme pour cette raison les porteurs avaient pour consigne de prendre uniquement en charge des nourrissons qui fussent baptisés et munis d’un billet de transport en bonne et due forme qui devait être visé à l’arrivée à Rouen ; mais comme l’enfant Grenouille n’était ni baptisé, ni d’ailleurs pourvu d’un nom que l’on pût inscrire sur un billet de transport en bonne et due forme ; et comme d’autre part il n’était guère concevable que la police abandonnât anonymement un enfant en l’exposant aux portes mêmes du centre de regroupement, ce qui eût été le seul moyen de couper à toute autre formalité... bref, en raison de toute une série de difficultés, ressortissant à la bureaucratie et au fonctionnement des administrations, que semblait soulever l’expédition du petit enfant, et parce qu’au demeurant le temps pressait, l’officier de police La Fosse préféra renoncer à faire exécuter sa première décision et donna pour instruction qu’on remette ce garçon aux mains de quelque institution religieuse qui en donnerait décharge, veillerait à le baptiser et déciderait de son destin ultérieur. On put s’en défaire au profit du cloître Saint-Merri, dans la rue Saint-Martin. Il y reçut le baptême et le nom de Jean-Baptiste. Et parce que le prieur était ce jour-là d’heureuse humeur et qu’il avait encore quelques fonds pour les bonnes œuvres, l’enfant ne fut pas expédié à Rouen, mais mis à l’engrais aux frais du cloître. A cette fin, on le confia à une nourrice nommée Jeanne Bussie, dans la rue Saint-Denis, et l’on accorda jusqu’à nouvel ordre trois francs par semaine à cette femme pour salaire de ses efforts.

2

Quelques semaines plus tard, Jeanne Bussie se présentait, un panier au bras, à la porte du cloître Saint-Merri et, s’adressant au père Terrier qui lui ouvrait, un moine d’une cinquantaine d’années, chauve et sentant un peu le vinaigre, la nourrice lui dit.

— Tenez !

Et elle posa le panier sur le seuil.

— Qu’est-ce que c’est ? dit Terrier.

Et il se pencha sur le panier en reniflant, supposant qu’il s’agissait de victuailles.

— Le bâtard de l’infanticide de la rue aux Fers !

Le père farfouilla du doigt dans le panier, jusqu’à dégager le visage du nourrisson endormi.

— Il a bonne mine. Frais et rose, et bien nourri.

— Parce qu’il s’est gavé à mes dépens. Qu’il m’a sucée et vidée jusqu’aux os. Mais maintenant, c’est terminé. Vous pouvez désormais le nourrir à votre tour, de lait de chèvre, de bouillie, de jus de carottes, il bouffe tout, ce bâtard.

Le père Terrier était un père tranquille. Il était responsable de la gestion des bonnes œuvres de son couvent, et de la distribution d’argent aux pauvres et aux nécessiteux. En échange, il entendait qu’on lui dise merci et que, pour le reste, on le laisse en paix. Il avait horreur des détails techniques, car les détails signifiaient toujours des difficultés, et les difficultés signifiaient toujours que sa tranquillité d’esprit était compromise, or c’était une chose qu’il ne supportait pas. Il s’en voulut d’avoir ouvert la porte. Il aurait voulu que cette personne reprenne son panier, rentre chez elle et ne l’importune plus avec ses problèmes de nourrisson. Il se redressa lentement et aspira d’un coup l’odeur de lait et de laine un peu rance qu’exhalait la nourrice. C’était une odeur plaisante.

— Je ne comprends pas ce que tu veux. Je ne comprends pas où tu veux en venir. Mais j’imagine que si ce nourrisson restait encore un bon bout de temps, pendu à tes tétons, ça ne pourrait pas lui faire de mal.

— A lui, non, dit la nourrice d’un ton aigre, mais à moi, si ! J’ai maigri de dix livres, et pourtant je mangeais pour trois. Et tout ça pour trois francs par semaine !

— Ah ! je comprends, dit Terrier presque soulagé. J’y suis : c’est une question d’argent, une fois de plus.

— Non ! dit la nourrice.

— Si ! C’est toujours une question d’argent. Quand on frappe à cette porte, c’est toujours pour une question d’argent. Je rêve d’ouvrir un jour à quelqu’un qui viendrait me parler d’autre chose que d’argent. Quelqu’un, par exemple, qui apporterait en passant un petit quelque chose. Par exemple quelques fruits, ou des noix. Il ne manque pas de choses qu’on puisse apporter comme ça, en automne. Ou peut-être des fleurs. Ou bien, tout simplement, il pourrait venir quelqu’un qui dise gentiment : « Dieu vous bénisse, père Terrier, je vous souhaite le bonjour ! » Mais je mourrai sans avoir vu ça. Quand ce n’est pas un mendiant, c’est un commerçant, et si ce n’est pas un commerçant, alors c’est un artisan, et s’il ne demande pas l’aumône, il présente une facture. Je ne peux plus mettre le pied dehors. Dès que je sors dans la rue, je ne puis faire trois pas sans être assailli d’individus qui veulent de l’argent !

— Ce n’est pas mon cas, dit la nourrice.

— Mais je vais te dire une bonne chose : tu n’es pas la seule nourrice dans la paroisse. Il y a des centaines de mères adoptives qui se battraient pour avoir le droit, à trois francs par semaine, de nourrir au sein ce ravissant nourrisson, ou de le gaver de bouillie, de jus de légumes ou de tout autre aliment...

— Eh bien, donnez-le donc à l’une d’elles !

— ... Mais d’un autre côté, ce n’est pas bon de transbahuter comme ça un enfant. Savoir si, avec un autre lait, il profitera aussi bien qu’avec le tien ? Il est habitué à l’odeur de tes tétons, il faut que tu comprennes cela, et au battement de ton cœur.

Et de nouveau il prit une grande bouffée de cet effluve chaud qui émanait de la nourrice, puis il dit, remarquant que ses paroles ne lui faisaient aucun effet.

— Tu vas remporter cet enfant chez toi. Je vais parler de cette affaire au prieur. Je lui proposerai de te donner désormais quatre francs par semaine.

— Non, dit la nourrice.

— Bon, eh bien, disons cinq !

— Non.

— Mais combien est-ce que tu veux donc ? lui cria Terrier. Cinq francs, c’est un paquet d’argent, pour cette tâche subalterne qui consiste à nourrir un petit enfant !

— Je ne veux pas d’argent du tout, dit la nourrice. Je ne veux plus de ce bâtard chez moi.

— Mais enfin, pourquoi, ma bonne ? dit Terrier en fourrageant encore du bout du doigt dans le panier. C’est pourtant un enfant adorable. Il est tout rose, il ne crie pas, il dort bien, et il est baptisé.

— Il est possédé par le diable.

Terrier retira vite ses doigts du panier.