— Qu’aurions-nous à faire d’un parfum que nous n’apprécions ni l’un ni l’autre ? Il suffit en somme d’un demi verre gradué. Mais comme il est difficile de mélanger avec précision d’aussi petites quantités, je veux bien te permettre de remplir au tiers la bouteille à mélanger.
— Bien, dit Grenouille, je vais remplir un tiers de cette bouteille d’« Amor et Psyché ». Mais, Maître Baldini, je vais le faire à ma façon. Je ne sais pas si c’est la façon que reconnaît la corporation, car celle-là, je ne la connais pas, mais je vais faire à ma façon.
— Je t’en prie ! dit Baldini, sachant qu’il n’y avait pas telle et telle manière de procéder à cette opération, mais qu’il n’y en avait qu’une seule possible et judicieuse, qui consistait, connaissant la formule, à faire des règles de trois en fonction de la quantité à obtenir, à mélanger très précisément les essences en conséquence, puis à y ajouter l’alcool dans une proportion elle-même exacte, qui variait généralement entre un à dix et un à vingt, pour parvenir au parfum définitif. C’était la seule façon, il savait qu’il n’en existait pas d’autre. Et c’est bien pourquoi le spectacle auquel il allait assister, et qu’il suivit d’abord d’un air ironique et distant, puis avec inquiétude et étonnement, et pour finir avec simplement une stupeur désarmée, ne put lui apparaître que comme un prodige pur et simple. Et cette scène se grava si profondément dans sa mémoire qu’il ne l’oublia plus jusqu’à la fin de ses jours.
15
Le petit homme déboucha tout d’abord la bonbonne d’esprit-de-vin. Il eut du mal à arracher du sol et à hisser le lourd récipient. Il fallait qu’il le lève presque jusqu’à hauteur de sa tête, pour atteindre l’entonnoir perché sur la bouteille à mélanger, où il versa directement l’alcool sans recourir au verre gradué. Baldini frissonna au spectacle d’une incompétence aussi énorme : non seulement cet animal foulait aux pieds les lois éternelles de la parfumerie en commençant par le solvant, mais encore il n’en avait même pas les moyens physiques ! Il faisait un tel effort qu’il en tremblait, et Baldini s’attendait d’un instant à l’autre à voir la lourde bonbonne se fracasser sur la table en y écrasant tout. Les bougies, songea-t-il, mon Dieu, les bougies ! ça va donner une explosion, il va incendier ma maison !... Il allait déjà se précipiter pour arracher la bonbonne à ce fou, quand Grenouille la redressa lui-même, la redescendit jusque par terre sans dommage et la reboucha. Dans la bouteille à mélanger, le liquide limpide et léger oscillait – il n’en était pas tombé une seule goutte à côté. Pendant quelques instants, Grenouille reprit son souffle, et son visage avait un air de contentement, comme s’il s’était déjà acquitté là de la partie la plus délicate de son travail. Et de fait, ce qui suivit alla à une telle vitesse que les yeux de Baldini ne purent suivre ni, encore moins, distinguer dans ce qui se passait là un ordre ou même le moindre déroulement logique.
Apparemment au petit bonheur, Grenouille piochait dans la rangée de flacons contenant les essences, arrachait leurs bouchons de verre, reniflait une seconde le contenu, versait dans l’entonnoir un peu de l’un, y mettait quelques gouttes d’un autre, y envoyait une giclée d’un troisième, etc... Pipette, tube à essai, verre gradué, petite cuiller et agitateur : tous les instruments qui permettent au parfumeur de maîtriser la procédure compliquée du mélange, Grenouille ne les toucha pas une seule fois. On aurait dit un simple jeu, comme un enfant qui barbote et qui touille, prétendant préparer une soupe, alors qu’il fait un brouet infâme d’eau, d’herbe et de boue. Oui, comme un enfant, songea Baldini ; d’ailleurs, soudain, on dirait un enfant, en dépit de ses mains trapues, de sa face pleine de cicatrices et de crevasses, et de son nez en patate comme celui d’un vieil homme. Je l’ai pris pour plus vieux qu’il n’est, et voilà maintenant qu’il me semble plus jeune ; il me semble avoir trois ou quatre ans ; comme ces petites ébauches d’hommes, inabordables, incompréhensibles et têtues qui, prétendument innocentes, ne pensent qu’à elles-mêmes, voudraient tout soumettre en ce monde à leur despotisme et du reste y parviendraient, si on cédait à leur folie des grandeurs et si on ne les disciplinait peu à peu par les mesures éducatives les plus strictes, pour les amener à la manière d’être bien maîtrisée qui est celle des êtres humains achevés. Il y avait un petit enfant fanatique dans ce jeune homme qui était debout devant la table, les yeux brillants, et avait oublié tout ce qui l’entourait, ne sachant manifestement plus qu’il y avait autre chose dans l’atelier que lui et ces bouteilles qu’il portait à l’entonnoir avec une balourdise précipitée pour fabriquer sa mixture aberrante, dont ensuite il prétendrait dur comme fer (et en y croyant, de surcroît !) que c’était le délicat parfum « Amor et Psyché ». Baldini en avait des frissons, de voir, à la lumière vacillante des bougies, cet être s’agiter avec tant d’affreuse assurance et tant d’affreuse ineptie : des êtres pareils, songea-t-il (et pendant un moment il se sentit de nouveau tout aussi triste et malheureux et furieux que l’après midi, lorsqu’il avait contemplé la ville qui rougeoyait au soleil couchant), de tels êtres n’auraient pas pu exister jadis ; c’était un échantillon tout à fait nouveau de l’espèce, qui n’avait pu voir le jour que dans cette époque de débâcle et de débandade... Mais il allait avoir droit à sa leçon, le présomptueux blanc-bec ! Au terme de ce numéro ridicule, Baldini allait lui passer un de ces savons, à le faire repartir à plat ventre et dans l’état de nullité minable où il était arrivé. Racaille ! Vraiment, au jour d’aujourd’hui, il ne fallait plus se commettre avec personne, car ça grouillait de toutes parts de ridicules canailles !
Baldini était à ce point occupé par son indignation intérieure et par le dégoût de son époque qu’il ne comprit pas bien ce que cela pouvait signifier quand Grenouille, soudain, reboucha tous les flacons, retira l’entonnoir de la bouteille à mélanger et, prenant celle-ci d’une main par le goulot et la bouchant du plat de sa main gauche, la secoua énergiquement. La bouteille avait déjà fait plusieurs pirouettes dans les airs et son précieux contenu avait déjà été plusieurs fois précipité comme de la limonade du fond au goulot et du goulot au fond, quand Baldini émit un cri de rage et d’effroi :
— Halte ! proféra-t-il d’une voix éraillée. Maintenant, ça suffit ! Arrête immédiatement ! Basta ! Pose tout de suite cette bouteille sur la table et ne touche plus à rien, tu m’as compris, plus à rien ! Il fallait que je sois fou pour seulement prêter l’oreille à tes sornettes. Ta façon de manipuler les choses, ta grossièreté, ton incompétence effarante me montrent bien que tu n’es qu’un bousilleur d’ouvrage, un bousilleur et un barbare, et par-dessus le marché un béjaune insolent et pouilleux. Tu ne serais même pas fichu de faire de la limonade, ni même d’être le dernier des vendeurs d’eau de réglisse, sans même parler d’être parfumeur ! Considère-toi comme bien heureux, sois reconnaissant et satisfait si ton maître veut bien que tu continues à patauger dans le tannin ! Ne te risque plus jamais, tu m’entends, plus jamais à franchir le seuil d’une parfumerie !
Ainsi parlait Baldini. Mais tandis qu’il parlait encore, l’espace tout autour de lui était déjà saturé d’« Amor et Psyché ». Il y a une évidence du parfum qui est plus convaincante que les mots, que l’apparence visuelle, que le sentiment et que la volonté. L’évidence du parfum possède une conviction irrésistible, elle pénètre en nous comme dans nos poumons l’air que nous respirons, elle nous emplit, nous remplit complètement, il n’y a pas moyen de se défendre contre elle.