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La conséquence en fut que l’exécution prévue de l’un des criminels les plus abominables de son époque dégénéra en la plus grande bacchanale que le monde eût connue depuis le IIe siècle avant Jésus-Christ : de vertueuses épouses arrachaient leurs corsages, dénudaient leurs seins avec des cris hystériques, se jetaient sur le sol en retroussant leurs jupes ; les hommes, les yeux égarés, parcouraient en titubant ce champ de chair écartelée et lubrique, ils extrayaient de leurs culottes avec des doigts tremblants, des membres raidis par quelque invisible gelée, s’abattaient avec un râle n’importe où, copulaient dans les positions et les configurations les plus impossibles, le vieillard avec la vierge, le journalier avec l’épouse de l’avocat, le petit apprenti avec la nonne, le jésuite avec la franc-maçonne, tout mélangé, comme cela se trouvait. L’air était lourd de la sueur sucrée de la jouissance, et tout plein des cris, des grognements et des gémissements de dix mille bêtes humaines. C’était infernal.

Grenouille était debout et souriait. Ou plutôt il paraissait, aux gens qui le voyaient, sourire du sourire le plus innocent, le plus affable, le plus merveilleux et le plus séduisant du monde. Mais en réalité, ce n’était pas un sourire, c’était un affreux rictus cynique qui flottait sur ses lèvres, reflétant toute l’étendue de son triomphe et de son mépris. Lui, Jean-Baptiste Grenouille, sans odeur à l’endroit le plus puant du monde, issu de l’ordure, de la crotte et de la pourriture, lui qui avait poussé sans amour et vécu sans la chaleur d’une âme humaine, uniquement à force de révolte et de dégoût, petit, bossu, boiteux, laid, tenu à l’écart, abominable à l’intérieur comme à l’extérieur : il était parvenu à se rendre aimable aux yeux du monde. Se rendre aimable était trop peu dire ! Il était aimé ! Vénéré ! Adoré ! Il avait accompli cet exploit prométhéen. L’étincelle divine que les autres hommes reçoivent tout bonnement au berceau et dont il était seul dépourvu, il l’avait conquise de haute lutte avec une infinie subtilité. Plus encore ! Il l’avait fait jaillir lui-même et en lui-même. Il était plus grand encore que Prométhée. Il s’était créé une aura plus radieuse et plus efficace que personne n’en avait possédé avant lui. Et il ne la devait à personne, à aucun père, à aucune mère, et moins encore à quelque dieu bienveillant, il ne la devait à personne qu’à lui-même. Il était de fait son propre dieu, et un dieu plus glorieux que ce dieu puant l’encens qui habitait les églises. A ses pieds était prosterné un évêque en chair et en os, qui vagissait de plaisir. Les riches et les puissants, les dames et les messieurs arrogants mouraient d’admiration, tandis que tout le peuple à la ronde, y compris les pères, les mères, les frères et les sœurs de ses victimes, célébraient des orgies en son honneur et en son nom. Il n’avait qu’un signe à faire, et tous abjureraient leur dieu et l’adoreraient lui, le Grand Grenouille.

Oui, il était le Grand Grenouille ! C’était bien clair à présent. Il l’était maintenant en réalité comme il l’avait été naguère dans les rêves où il s’aimait lui-même. Il vivait en ce moment le plus grand triomphe de sa vie. Et il sentait que ce triomphe devenait effrayant.

Il devenait effrayant, parce qu’il ne pouvait pas en jouir une seule seconde. Dés l’instant où il était descendu de la voiture sur la place inondée de soleil, revêtu du parfum qui vous faisait aimer des hommes, du parfum auquel il avait travaillé deux années durant, du parfum qu’il avait toute sa vie brûlé de posséder... dès ce moment où il avait vu et senti comme il agissait irrésistiblement et, se répandant à la vitesse du vent, captivait les gens autour de lui : dès ce moment tout son dégoût des hommes était remonté en lui, lui gâchant si foncièrement son triomphe qu’il n’éprouvait non seulement aucune joie, mais même pas le moindre sentiment de satisfaction. Ce à quoi il avait toujours aspiré, à savoir que les autres l’aiment, lui devenait insupportable à l’instant du succès, car lui-même ne les aimait pas, il les haïssait. Et soudain il sut que ce ne serait jamais dans l’amour qu’il trouverait sa satisfaction, mais dans la haine, celle qu’il portait aux autres et celle qu’ils lui porteraient.

Mais la haine qu’il éprouvait pour les hommes restait sans écho de leur part. Plus il les haïssait, à cet instant, plus ils l’adoraient comme un dieu, car ils ne percevaient de lui que l’aura qu’il s’était arrogée, son masque odorant, son parfum volé, et celui-ci était effectivement digne d’adoration.

Ce qu’il aurait souhaité plus que tout, maintenant, ç’aurait été de les rayer tous de la surface de la terre, ces êtres humains stupides, puants, érotisés, tout comme naguère il avait rayé les odeurs hostiles, dans le pays de son âme toute noire. Et il aurait voulu qu’ils se rendissent compte à quel point il les haïssait et que pour cette raison, en raison du seul sentiment qu’il ait jamais vraiment éprouvé, ils l’exterminassent en retour, comme d’ailleurs ils en avaient eu tout d’abord l’intention. Il voulait, une fois dans sa vie, s’extérioriser. Il voulait, une fois dans sa vie, être comme tous les autres hommes et extérioriser ce qui était en lui : ils extériorisaient leur amour et leur idiote vénération, lui extérioriserait sa haine. Il voulait une fois, juste une seule fois, qu’on prît en compte son être véritable, et recevoir d’un autre être humain une réponse à son seul sentiment vrai : la haine.

Mais cela ne donnait rien. Cela ne pouvait rien donner. Aujourd’hui moins que jamais. Car enfin il était masqué du meilleur parfum du monde, et sous ce masque il ne portait pas de visage, mais uniquement sa totale absence d’odeur. Alors il eut soudain la nausée, car il sentit que les brouillards montaient à nouveau.

Comme naguère dans sa caverne, en-rêve-dans-son-sommeil-dans-son-cœur-dans-son-imagination, montaient tout d’un coup les brouillards, les épouvantables brouillards de sa propre odeur, qu’il ne pouvait sentir, parce qu’il était sans odeur. Et, comme l’autre fois, il fut pris d’une peur et d’une angoisse infinie et il crut qu’il n’échapperait pas à l’étouffement. Mais à la différence de l’autre fois, ce n’était ni un rêve, ni le sommeil, c’était la réalité pure et simple. Et à la différence de l’autre fois, il n’était pas seul dans sa caverne, il était debout sur une place, en face de dix mille personnes. Et à la différence de l’autre fois, il ne servirait à rien de crier pour se réveiller et se délivrer, ni de retourner se réfugier dans la bonne chaleur du monde. Car ceci, maintenant et ici, c’était le monde, et ceci, maintenant et ici, c’était son rêve réalisé. Et c’était lui-même qui l’avait voulu ainsi.

Les affreux brouillards poisseux continuaient à monter des bas-fonds de son âme, tandis qu’autour de lui le peuple geignait dans les convulsions de l’orgasme et de l’orgie. Un homme accourut vers lui. Il avait bondi du premier rang de la tribune des notables, si brusquement que son chapeau noir était tombé de sa tête, et il volait, son habit noir au vent, à travers la place comme un corbeau ou un ange vengeur. C’était Richis.

Il va me tuer, pensa Grenouille. Il est le seul à ne pas se laisser abuser par mon masque. Il ne peut pas se laisser abuser. Le parfum de sa fille est collé à moi et me trahit aussi clairement que du sang. Il ne peut pas ne pas me reconnaître et ne pas me tuer. Il ne peut pas ne pas le faire.