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Je soupirai et regagnai la voiture sous la pluie. Peu m’importait de me mouiller. Visiblement, j’allais avoir tout le temps de sécher.

* * *

J’eus en effet beaucoup de temps, plus de deux heures. Je restai dans la voiture à écouter la radio, tout en essayant de me remémorer les sensations offertes par la dégustation d’un sandwich medianoche, une bouchée après l’autre : la croûte du pain, d’abord, si croustillante qu’elle racle l’intérieur de la bouche quand on mord dedans ; puis la première pointe de moutarde, suivie aussitôt par le fromage plus doux et la viande salée. Encore une bouchée : un morceau de pickle. On mâche le tout, on laisse les saveurs se mélanger. On avale. Maintenant une bonne gorgée d’Iron Beer (croyez-le ou non, c’est une boisson gazeuse cubaine, en fait). Petit soupir. Le bonheur à l’état pur. Manger est ce que j’aime faire le plus au monde, après jouer avec mon Passager. C’est un véritable miracle génétique que je ne sois pas gros.

J’en étais à mon troisième sandwich imaginaire quand Deborah me rejoignit enfin dans la voiture. Elle se glissa sur son siège, referma la portière et resta là sans bouger, le regard perdu par-delà le pare-brise où ruisselait la pluie. Je savais que ce n’était pas ce qu’il y avait de mieux à dire, mais je ne pus m’en empêcher.

— Tu as l’air vidée, Deb. Si on allait déjeuner ?

Elle secoua la tête mais ne me répondit pas.

— Un bon sandwich, hein ? Ou une salade de fruits : ça fera remonter ton taux de glucose dans le sang. Tu te sentiras beaucoup mieux, crois-moi.

Elle se tourna vers moi alors, mais son regard ne me laissa en aucun cas entrevoir la possibilité d’un déjeuner dans un futur immédiat.

— C’est pour ça que j’ai voulu être flic.

— La salade de fruits ?

— Cette chose là-dedans… répondit-elle, puis elle détourna les yeux et regarda devant elle à nouveau. Je veux à tout prix pincer ce… ce…, l’ordure qui a été capable de faire ça à un être humain. Je le veux à un point, tu ne peux pas t’imaginer : j’en ai presque le goût dans la bouche.

— C’est un goût de sandwich, Deborah ? Parce que…

Elle frappa violemment le volant du plat de ses mains, une fois puis deux fois.

— Nom de Dieu, hurla-t-elle. Putain de nom de Dieu !

Je soupirai. Manifestement, Dexter, d’une patience à toute épreuve, allait se voir refuser sa croûte de pain. Et tout ça parce que Deborah avait eu une révélation devant un morceau de viande qui gigotait sur une table. Bien sûr, c’était abominable, et le monde se porterait beaucoup mieux si on se débarrassait de la personne capable de telles horreurs, mais fallait-il pour autant qu’on se prive de déjeuner ? N’avions-nous pas tous besoin de reprendre des forces afin de pouvoir l’attraper ? Toutefois, ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour exprimer ma pensée à Deborah, alors je restai sagement assis à côté d’elle en regardant la pluie éclabousser le pare-brise, et je me contentai de manger mon quatrième sandwich imaginaire.

* * *

Le lendemain matin, j’étais à peine installé dans mon petit box attenant au labo des prélèvements de sang que le téléphone sonna.

— Le commissaire Matthews veut voir toutes les personnes qui étaient présentes hier après-midi, m’annonça Deborah.

— Bonjour, frangine. Très bien, merci, et toi ?

— Tout de suite, lança-t-elle, avant de raccrocher.

L’univers de la police est régi par la routine, tant sur le plan officiel que non officiel. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime mon métier. Je sais toujours à quoi m’attendre, et j’ai donc moins de réactions humaines à mémoriser et à simuler aux moments appropriés ; il y a aussi moins de chances que je sois pris au dépourvu et que je réagisse de façon telle qu’on en viendrait à douter de mon appartenance à la race.

A ma connaissance, le commissaire Matthews n’avait encore jamais convoqué « toutes les personnes présentes » sur la scène d’un crime. Même lorsqu’un cas faisait beaucoup parler de lui, sa stratégie était de gérer lui-même les relations avec la presse ainsi qu’avec ses supérieurs hiérarchiques, et de laisser l’inspecteur en charge de l’affaire s’occuper de l’enquête. Je ne voyais absolument pas pourquoi il dérogerait au protocole, même pour un cas aussi inhabituel que celui-là. Et si tôt, en plus : il n’avait pratiquement pas eu le temps d’autoriser un communiqué de presse.

Mais les mots “tout de suite” n’avaient pas changé de signification pour autant, alors je me dirigeai d’un pas hésitant vers le bureau du commissaire, à l’autre bout du couloir. Je fus accueilli par sa secrétaire, Gwen, l’une des femmes les plus efficaces qui aient jamais existé. C’était aussi l’une des plus disgracieuses et des plus sérieuses, et je résistais rarement au plaisir de la taquiner.

— Gwendolyn ! Vision de beauté radieuse ! Envolez-vous avec moi jusqu’au labo du sang ! déclamai-je en entrant.

Elle fit un signe de tête en direction de la porte - tout au fond de la pièce.

— Ils sont dans la salle de conférence, m’informa-t-elle, avec un visage de marbre.

— Dois-je prendre cela pour un refus ?

Elle pencha la tête de quelques centimètres vers la droite.

— La porte là-bas, précisa-t-elle. Ils attendent.

En effet, ils attendaient. À l’extrémité de la table de conférence, le commissaire Matthews présidait, avec une tasse de café et un air renfrogné. Assis autour se trouvaient Deborah et Doakes, Vince Masuoka, Camilla Figg, ainsi que les quatre agents en uniforme qui, la veille, avaient déroulé le ruban autour de la petite maison de l’horreur. Matthews m’adressa un signe de tête et demanda :

— On a tout le monde ?

Doakes cessa de me fusiller du regard et répondit :

— Les ambulanciers.

Matthews secoua la tête.

— C’est pas notre problème. Quelqu’un ira leur parler plus tard.

Il se racla la gorge et baissa les yeux, comme s’il consultait des notes invisibles.

— Alors, commença-t-il, avant de s’éclaircir à nouveau la voix. Je, euh… Je vous ai convoqués concernant les événements qui se sont produits hier, euh, dans NW 4th Street. Nous en avons été dessaisis par les instances, euh, les plus hautes.

Il leva les yeux et, l’espace de quelques secondes, il me parut intimidé.

— Les plus hautes, répéta-t-il. Vous avez donc ordre de garder pour vous tout ce que vous avez pu voir, entendre ou conjecturer en relation avec cette affaire et son lieu. Aucun commentaire, public ou privé, de quelque nature que ce soit.

Il regarda Doakes, qui opina du bonnet, puis adressa un regard circulaire au reste de l’auditoire.

— Par conséquent, euh…

Le commissaire Matthews s’interrompit et fronça les sourcils, s’apercevant qu’il n’avait en fait rien à ajouter. Heureusement pour sa réputation de beau parleur, la porte s’ouvrit à cet instant. Nous nous tournâmes tous en même temps.

Devant la porte se tenait un homme extrêmement imposant vêtu d’un costume très chic. Il ne portait pas de cravate et les trois premiers boutons de sa chemise étaient défaits. Le diamant d’une bague scintillait au petit doigt de sa main droite. Ses cheveux étaient ondulés et savamment décoiffés. Il devait avoir la quarantaine, et le temps n’avait pas épargné son nez. Il avait une cicatrice en travers du sourcil droit, et une autre le long du menton, mais loin de le défigurer, celles-ci passaient presque pour des décorations. Il nous adressa un grand sourire, balayant la petite assemblée de ses yeux bleus dénués d’expression. Il marqua un temps d’arrêt devant la porte pour ménager le suspense, puis il dirigea son regard vers l’extrémité de la table et demanda :