Выбрать главу

Mais je me montrai persévérant et patient, comme le bon scout que je suis. Je laissai des dizaines de messages, tous aussi gais que spirituels, et cette attitude positive dut s’avérer efficace parce que je finis par obtenir une réponse.

Je venais de réinstaller à mon bureau pour terminer un rapport concernant un double homicide. Rien de très exaltant. Une seule arme, probablement une machette, et quelques instants de violent abandon. Les blessures initiales des deux victimes avaient été infligées au lit, où apparemment elles avaient été surprises en flagrant délit. L’homme avait réussi à lever un bras ; un peu trop tard cependant pour protéger son cou. La femme était parvenue à atteindre la porte, mais un coup assené sur ses vertèbres cervicales avait maculé de sang le mur contre le chambranle. Une affaire de routine, le genre de scène fort déplaisante à laquelle je suis souvent confronté dans le cadre de mon travail. Il y a une telle quantité de sang chez deux êtres humains ; lorsque quelqu’un décide de le laisser s’écouler librement, cela donne un désordre indescriptible, que je trouve profondément choquant. Dès que je l’analyse et l’organise, je me sens beaucoup mieux, et mon métier peut par moments être extrêmement gratifiant.

Mais là, c’était un vrai désastre. J’avais trouvé des éclaboussures de sang jusque sur le ventilateur au plafond, projetées sans doute par la lame de la machette chaque fois que le tueur avait levé le bras pour frapper. Et comme le ventilateur était en marche, le sang avait giclé aux quatre coins de la pièce.

Dexter avait été bien occupé. J’étais juste en train de rédiger un paragraphe du rapport dans lequel j’indiquais qu’il s’agissait de ce que l’on nomme communément un crime passionnel, lorsque mon téléphone sonna.

— Salut, Dex, dit la voix, une voix si calme, si reposée, que je mis quelques secondes à comprendre que c’était Deborah.

— Ah, fis-je. Les rumeurs concernant ta mort étaient donc fausses.

Elle rit, et là encore ce fut de façon très détendue, pas son ricanement habituel.

— Ouais, dit-elle. Je suis toujours en vie. Mais Kyle m’a tenue bien occupée.

— Parle-lui de la législation du travail, frangine. Les sergents aussi ont droit au repos.

— Mmm, je ne sais pas, répondit-elle. Je me sens plutôt bien comme ça. Et elle émit un petit rire guttural pas du tout dans son genre et qui me surprit autant que si elle m’avait demandé de lui montrer la meilleure manière de découper une personne vivante.

J’essayai de me rappeler quand j’avais entendu pour la dernière fois Deborah dire qu’elle se sentait bien en paraissant absolument sincère. Rien ne me vint.

— Tu n’es pas toi-même, Deborah. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Cette fois son rire se prolongea un peu, mais fut tout aussi joyeux.

— Oh, rien de très original, répliqua-t-elle avant de rire à nouveau. Et toi, quoi de neuf ?

— Absolument rien, dis-je, feignant une parfaite innocence. Mon unique sœur disparaît pendant des jours et des jours sans donner de nouvelles puis resurgit toute mielleuse. Je suis donc curieux de savoir ce qui se passe, c’est tout.

— Merde alors, lâcha-t-elle. Je suis touchée. J’ai presque l’impression d’avoir un vrai frère humain tout à coup.

— Si c’est seulement presque, ça va.

— Et si on se retrouvait pour déjeuner ? proposa-t-elle.

— J’ai déjà faim, répondis-je. Au Relampago ?

— Mmm, non, fit-elle. Qu’est-ce que tu dis de l’Azul ?

Je suppose que le choix du restaurant était conforme au comportement de Deb ce matin-là, parce qu’il n’obéissait à aucune logique. Deborah avait plutôt des habitudes de col-bleu, et ce restaurant-là était le genre d’endroit fréquenté par la famille royale saoudienne quand elle se trouvait à Miami. Apparemment sa métamorphose était totale.

— Pas de problème, Deb. L’Azul. Je file vendre ma voiture pour pouvoir payer l’addition et je t’y retrouve aussitôt après.

— À une heure, dit-elle. Et ne t’inquiète pas pour le prix. C’est Kyle qui invite. Elle raccrocha. Et je fus à deux doigts de m’exclamer « Ah ha ! ». Tout s’éclairait.

Alors, comme ça, c’est Kyle qui invitait… Tiens, donc. Et à l’Azul, en plus.

Si les paillettes de South Beach attirent les fébriles prétendants à la célébrité, l’Azul est réservé à ceux qui trouvent la gloire amusante. Les petits cafés qui abondent à South Beach rivalisent d’efforts pour attirer l’attention, dans une débauche de couleurs tapageuses. L’Azul est si discret, par comparaison, qu’on se demande si son patron a jamais vu un seul épisode de Deux flics à Miami.

Je laissai ma voiture à l’inévitable voiturier dans une sorte de rond-point pavé, aménagé devant le restaurant. J’ai beau être très attaché à ma Dodge, je dois avouer qu’elle faisait pâle figure à côté de la file de Ferrari et de Rolls Royce. Néanmoins, l’employé n’osa pas refuser de la garer, même s’il devait se douter que cela ne lui vaudrait pas le genre de pourboire auquel il était habitué. J’imagine que ma chemise en rayonne et mon pantalon kaki étaient des preuves irréfutables que je n’avais ni titres au porteur ni pièces d’or à lui donner.

L’intérieur du restaurant baignait dans la pénombre et la fraîcheur, et il régnait un tel silence qu’on aurait pu entendre une carte American Express tomber par terre. Le mur du fond était en verre teinté et donnait sur une terrasse accessible par une porte vitrée. Et là, j’aperçus Deborah, assise dehors à une petite table d’angle, qui contemplait la mer au loin. En face d’elle, tourné vers le restaurant, se trouvait Kyle Chutsky, qui se chargerait de l’addition. Il portait des lunettes de soleil luxueuses, alors c’était peut-être vrai, après tout. Je m’approchai de la table et un serveur se matérialisa pour tirer une chaise qui était sans doute beaucoup trop lourde pour quiconque avait les moyens de manger dans ce genre de lieux. Il n’alla pas jusqu’à me faire une courbette, mais je vis bien que ce fut au prix d’un grand effort.

— Salut, mon pote ! me lança Kyle tandis que je m’asseyais.

Il tendit la main par-dessus la table. Puisqu’il semblait convaincu que j’étais son nouveau meilleur ami, je me penchai et lui serrai la main.

— Comment se portent les taches de sang ?

— Très bien, aucun risque de me retrouver au chômage, répondis-je. Et comment vont les affaires du mystérieux visiteur de Washington ?

— Elles n’ont jamais été aussi florissantes, dit-il. Il tint ma main dans la sienne quelques secondes de plus qu’il n’était nécessaire. Je regardai ses doigts : ses articulations étaient hypertrophiées comme s’il avait passé trop de temps à s’entraîner à la boxe contre un mur en béton, et j’eus un meilleur aperçu de la bague qu’il portait au petit doigt. Elle avait quelque chose d’incroyablement féminin ; on aurait presque dit une bague de fiançailles. Quand il me lâcha enfin la main, il sourit et tourna la tête vers Deborah, bien qu’avec ses lunettes de soleil il fût impossible de savoir s’il la regardait ou s’il avait simplement bougé le cou.

Deborah lui rendit son sourire.

— Dexter s’inquiétait pour moi.

— Hé ! s’exclama Chutsky. À quoi servirait un frère sinon ?

Elle me lança un regard.

— Parfois je me le demande, dit-elle.

— Enfin, Deborah, tu sais que je ne cesse de veiller sur toi, protestai-je.

Kyle gloussa.

— Pendant ce temps, moi je te tiens éveillée, plaisanta-t-il. Et ils se mirent à rire tous les deux. Elle se pencha et lui prit la main.