Tant de souvenirs… Et, tandis que je les contemplais un à un, il me vint le désir impérieux d’en fabriquer un nouveau, le numéro 41, même si le numéro 40, MacGregor, était à peine sec. Mais parce qu’il était lié au prochain projet, et me donnait donc l’impression d’être inachevé, j’étais impatient de me mettre à l’œuvre. Dès que j’aurai une preuve pour Reiker et que j’aurai trouvé un moyen de…
Je me redressai sur la banquette. Le dessert trop riche avait dû boucher mes artères crâniennes parce que j’avais momentanément oublié mon pacte avec Deborah.
— Deborah ? dis-je.
Elle tourna la tête vers moi, les sourcils légèrement froncés par la concentration.
— Quoi ?
— Ben voilà, on y est, dis-je.
— Sans déconner.
— Non, justement. Je déconne pas du tout ; on est même là grâce à ma prodigieuse activité mentale. J’ai cru comprendre que toi aussi tu avais quelques petits renseignements pour moi… ?
Elle jeta un coup d’œil à Chutsky. Il regardait droit devant lui, les lunettes de soleil toujours sur le nez ; elles ne cillèrent pas.
— Bon, d’accord, répondit Deborah. Dans l’armée, Doakes faisait partie des Forces spéciales.
— Je le sais, ça. C’est dans son dossier.
— Ce que tu ne sais pas, mon pote, intervint Kyle, dont seule la bouche remuait, c’est qu’il y a un Côté obscur des Forces spéciales. Doakes était là-dedans. Un infime sourire plissa son visage durant une seconde ; ce fut si discret et si rapide que je pensai l’avoir imaginé. Quand on a rejoint le Côté obscur, c’est pour toujours. Impossible de revenir en arrière.
Je regardai un moment Chutsky qui restait figé sur son siège, puis je me tournai vers Deb. Elle haussa les épaules.
— Doakes était un bon tireur, commenta-t-elle. L’armée a permis aux types du Salvador de l’embaucher, et il a été chargé de tuer des gens pour eux.
— Une sorte de cow-boy qui louerait ses services, dit Chutsky.
— Ça explique sa personnalité, remarquai-je, pensant que cela expliquait bien d’autres choses encore, par exemple l’écho qui venait de sa direction lorsque mon Passager Noir poussait ses cris.
— Il faut replacer les faits dans leur contexte, dit Chutsky.
C’était assez sinistre d’entendre cette voix sortir d’un visage si parfaitement immobile et impassible, comme si la voix provenait en fait d’un magnétophone qui aurait été placé dans son corps.
— On pensait qu’on sauvait le monde. On renonçait à nos vies et à tout espoir d’une existence normale et décente pour la Cause. En fin de compte, on ne faisait que vendre notre âme. Moi, Doakes…
— Et le Docteur Danco, dis-je.
— Et le Docteur Danco. Chutsky soupira et finit enfin par bouger, se tournant quelques secondes vers Deborah puis regardant de nouveau droit devant lui. Il secoua la tête, et ce fut un mouvement si ample et si théâtral, après ces longues minutes d’immobilité, que j’eus presque envie d’applaudir.
— Le Docteur Danco était un idéaliste au début, comme nous tous. Il avait découvert à l’école de médecine que quelque chose manquait en lui et qu’il pouvait faire du mal aux gens sans ressentir aucune empathie. Absolument aucune. C’est beaucoup plus rare qu’on ne croit.
— Oh, je n’en doute pas une seconde, répondis-je. Et Deb me lança un regard noir.
— Danco adorait son pays, poursuivit Chutsky. Alors il a rallié le Côté obscur lui aussi. A dessein, afin d’exercer son talent, qui s’est merveilleusement épanoui au Salvador… Il prenait la personne qu’on lui livrait et puis… Il s’interrompit, prit une profonde inspiration puis expira l’air lentement. Merde. Vous avez vu ce qu’il fait.
— Très original, dis-je. Très créatif.
Chutsky eut un petit rire rauque dépourvu d’humour.
— Créatif. Ouais. On peut dire ça. Il remua lentement la tête de droite à gauche. Ça ne le dérangeait pas de faire ces trucs, et au Salvador il s’est même mis à vraiment y prendre goût. Il assistait aux interrogatoires et posait des questions personnelles. Ensuite quand il commençait à… Il appelait la personne par son prénom, comme s’il se prenait pour un dentiste ou je ne sais quoi, et disait : « Essayons le numéro cinq », ou le sept, et cetera. Comme s’il y avait tout un tas de combinaisons différentes.
— Quel genre de combinaison ? demandai-je. J’estimais que c’était une question tout à fait naturelle, témoignant un intérêt poli et venant alimenter la conversation. Mais Chutsky se retourna dans son siège et me regarda comme si j’étais une immondice dont seul un flacon entier de nettoyant ménager pourrait venir à bout.
— Tu trouves ça drôle, dit-il.
— Non, mais je sens que ça va l’être.
Il me dévisagea pendant ce qui me parut une éternité ; puis il se contenta de secouer la tête et de reprendre sa position.
— Je ne sais pas quel genre de combinaison, mon pote. J’ai jamais demandé. Désolé. J’imagine que c’était lié à ce qu’il coupait en premier. Une espèce de jeu pour se distraire. Et il leur parlait, les appelait par leur nom, leur montrait ce qu’il faisait. Chutsky fut parcouru d’un frisson. D’une certaine manière, ça rendait les choses pires. Vous auriez dû voir l’effet produit sur l’autre camp.
— Et l’effet produit sur toi ? demanda Deborah.
Il laissa son menton tomber sur sa poitrine, puis se redressa.
— Oui, aussi, dit-il. Enfin, bref, la situation finit par changer au pays, la politique, au sein du Pentagone. Un nouveau régime et tout ça ; ils ne voulaient plus être impliqués là-dedans. Alors la rumeur circula en douce que le Docteur Danco pourrait nous valoir un début de compromis politique avec l’autre camp si on le leur livrait.
— Vous avez vendu votre homme pour qu’il se fasse tuer ? demandai-je.
Pas très honnête comme procédé ; c’est vrai, mon sens moral n’est peut-être pas très développé, mais au moins je respecte les règles.
Kyle resta silencieux pendant de longues secondes.
— Je t’ai dit qu’on avait vendu notre âme, mon pote, répondit-il au bout d’un moment. Il sourit à nouveau, un peu plus longuement cette fois. Ouais, on lui a tendu un piège et ils l’ont embarqué.
— Mais il n’est pas mort, intervint Deborah, toujours très pragmatique.
— On s’est fait baiser, répondit Chutsky. Les Cubains l’ont pris.
— Quels Cubains ? s’étonna Deborah. Tu as dit le Salvador.
— A l’époque, à chaque fois qu’il y avait des troubles dans un pays d’Amérique latine, les Cubains rappliquaient. Ils soutenaient un camp, nous l’autre. Et ils voulaient notre docteur. Je vous ai dit, il était spécial. Alors ils l’ont pris et ils ont essayé de le convertir. Ils l’ont envoyé à l’île des Pins.
— C’est un lieu de villégiature ? demandai-je.
Chutsky émit un rire bref semblable à un grognement.
— Oui, le dernier, peut-être. L’île des Pins est l’une des prisons les plus dures au monde. Le Docteur Danco y a passé des moments très privilégiés. Ils lui ont fait savoir que son propre camp l’avait trahi, et ils lui en ont fait vraiment baver. Quelques années plus tard, l’un de nos hommes se fait prendre et se retrouve comme ça : plus de bras ni de jambes, la totale. Danco travaille pour eux. Et maintenant… Il haussa les épaules. Soit ils l’ont libéré, soit il s’est fait la malle. Peu importe d’ailleurs. Il connaît les noms de ceux qui l’ont vendu ; il a une liste.
— Tu es sur la liste ? demanda Deborah.
— Peut-être, répondit Chutsky.
— Et Doakes ? demandai-je. Moi aussi, je peux me montrer pragmatique.