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Ils m’installèrent sur la chaise et se plantèrent devant moi en un demi-cercle compact : impossible d’aller nulle part. J’espérais que Doakes était aussi bon qu’il se l’imaginait parce que manifestement il allait rester seul pendant un moment.

La musique s’arrêta, et j’entendis un bruit familier qui fit se hérisser les poils de mes bras : c’était le crissement du ruban adhésif qu’on déroule, mon prélude préféré aux concertos pour couteau. Pendant que quelqu’un me tenait les bras, Vince passa trois grandes bandes de chatterton autour de mon corps, m’attachant à la chaise. Ce n’était pas assez serré pour me bloquer, mais suffisamment pour m’entraver et me maintenir sur la chaise.

— C’est parti ! cria Vince. Aussitôt l’une des strip-teaseuses alluma le radiocassette, et le spectacle commença. La première, une femme noire à la mine maussade, se mit à onduler devant moi et à ôter quelques vêtements superflus. Lorsqu’elle fut quasiment nue, elle s’assit sur mes genoux et me lécha l’oreille tout en remuant son derrière. Puis elle me ficha la tête entre ses seins, cambra le dos puis sauta en arrière, et l’autre strip-teaseuse, une femme aux traits asiatiques et aux cheveux blonds, s’avança et répéta la séquence. Lorsqu’elle se fut trémoussée un moment sur mes genoux, elle fut rejointe par l’autre femme, et les deux s’assirent sur moi, une de chaque côté. Puis elles se penchèrent en avant de sorte que leurs seins me frottaient le visage et elles commencèrent à s’embrasser.

À ce moment-là, ce cher Vince leur apporta à chacune un grand verre de son punch meurtrier, qu’elles s’empressèrent de boire en continuant à se tortiller en rythme. L’une d’elles murmura : « Whaouh ! Très bon, ce punch. » Je n’aurais su dire laquelle des deux avait parlé, mais elles semblaient toutes les deux d’accord. Elles commencèrent alors à se contorsionner dans tous les sens et la foule autour de moi se mit à hurler comme dans un rassemblement de loups-garous une nuit de pleine lune. Évidemment, ma vue était quelque peu gênée par quatre seins énormes et anormalement durs – deux de chaque couleur –, mais d’après ce que je pouvais entendre, tout le monde sauf moi semblait s’amuser follement.

Parfois on se demande si l’univers n’est pas régi par une force malveillante au sens de l’humour vraiment douteux. Je connaissais suffisamment les mâles de l’espèce humaine pour savoir que la plupart d’entre eux auraient volontiers échangé leurs excroissances corporelles contre les miennes. Et moi, je n’aurais souhaité qu’une chose : céder ma place et me débarrasser de ces femmes nues qui se tortillaient sur moi.

Mais il n’y a pas de justice : les deux strip-teaseuses restaient assises sur mes genoux, rebondissant au rythme de la musique et transpirant l’une sur l’autre ainsi que sur ma superbe chemise en rayonne, tandis que la fête battait son plein autour de nous. Au bout de ce qui me parut un interminable passage au purgatoire, interrompu seulement par Vince qui apporta aux filles deux autres verres, les strip-teaseuses se levèrent enfin et firent le tour du cercle des spectateurs, en dansant. Elles touchèrent des visages, burent dans le verre de certains et tâtèrent quelques entrejambes. Je profitai de leur distraction pour libérer mes mains et retirer le ruban adhésif, et je remarquai alors que personne ne prêtait plus attention au Délicat Dexter, en théorie l’Homme de la Soirée. Un rapide coup d’œil à l’assemblé me donna l’explication : tout le monde formait un cercle autour des strip-teaseuses et, bouche bée, les regardait danser, entièrement nues à présent, luisantes de sueur et d’alcool. Vince ressemblait à un personnage de dessin animé, figé sur place, les yeux pratiquement sortis des orbites, mais il était en bonne compagnie. Tous ceux qui étaient encore conscients avaient la même pose : ils s’étaient arrêtés de respirer et regardaient fixement les deux femmes en oscillant légèrement sur leurs jambes. J’aurais pu débouler dans la pièce en soufflant comme un abruti dans un foutu tuba que personne ne s’en serait aperçu.

Je me levai, contournai prudemment la foule, puis me faufilai dehors. Je m’étais imaginé que le sergent Doakes attendrait quelque part près de la maison, mais je ne le vis pas. Je traversai la rue et allai vérifier sa voiture. Elle était vide. Je parcourus des yeux la rue : même chose. Aucune trace de Doakes.

Il avait disparu.

CHAPITRE XXIV

Nombreux sont les aspects de l’existence humaine que je ne comprendrai jamais, et pas seulement d’un point de vue intellectuel. Je manque tout simplement d’empathie, de par mon incapacité à ressentir les émotions. Je ne vois pas vraiment cela comme une perte mais, du même coup, de grands pans de l’expérience humaine me sont complètement hermétiques.

Il y a, toutefois, une expérience humaine des plus communes qu’il m’arrive d’éprouver très intensément, c’est la tentation. Et tandis que je regardais la rue vide devant la maison de Vince Masuoka et m’apercevais que le Docteur Danco avait réussi à capturer Doakes, je sentis ce sentiment me submerger en une vague étourdissante, presque suffocante. J’étais libre. Cette pensée déferlait sur moi et me confondait par sa simplicité élégante et parfaitement justifiée. Il n’y aurait eu rien de plus facile au monde que de filer. Laisser Doakes à son petit rendez-vous avec le Docteur, le signaler le lendemain matin en prétextant que j’avais trop bu – c’était la fête de mes fiançailles, après tout ! - et que je ne savais pas trop ce qui était arrivé au bon sergent. Qui pourrait me contredire ? Personne à l’intérieur de la maison ne pourrait assurer avec la moindre certitude que je n’avais pas assisté au peep-show du début à la fin.

Doakes disparaîtrait. Emporté à jamais dans un tourbillon de membres découpés et de folie, il n’éclairerait plus jamais mon sombre perron. Dexter libéré, je pourrais enfin être moi-même et, pour cela, tout ce qu’il fallait, c’était ne rien faire. Même moi je devais être capable d’y arriver.

Alors pourquoi ne pas m’en aller ? Pourquoi même ne pas partir me promener du côté de Coconut Grove, où un certain photographe attendait mes services depuis trop longtemps ? C’était si simple ; il n’y avait aucun risque, alors pourquoi ne pas en profiter ? C’était une nuit parfaite pour me livrer à mes sombres réjouissances au rythme d’une lune presque pleine, et ce petit bout manquant donnerait à l’aventure un aspect décontracté, informel. Des murmures d’approbation s’élevèrent, sifflant en un chœur impatient.

Toutes les conditions étaient réunies : le moment, la proie, une lune presque entière, ainsi qu’un alibi. Et la pression s’était accumulée depuis si longtemps qu’il me suffirait de fermer les yeux et de laisser les choses se faire joyeusement d’elles-mêmes, sur pilote automatique. Puis la douce délivrance à nouveau, la sensation de bien-être diffus, les muscles ramollis, débarrassés de tous leurs nœuds, la plongée délicieuse dans ma première nuit de sommeil complète depuis une éternité. Et le lendemain matin, reposé et satisfait, je dirais à Deborah…

Ah. Deborah. Eh oui, il y avait ce point à considérer.

Je dirais à Deborah que j’avais profité de la soudaine absence de Doakes pour m’élancer dans la nuit, avec mon Besoin et un Couteau, tandis que les derniers doigts de son chéri atterrissaient sur un tas d’ordures… Je ne sais pas pourquoi mais, malgré les encouragements de mon chœur intérieur qui me disait de ne pas m’inquiéter, je ne pensais pas qu’elle le prendrait bien. Ma relation avec ma sœur en ferait certainement les frais ; une simple erreur de jugement de ma part, peut-être, mais je doutais qu’elle parvienne à me pardonner. Et même si je ne suis pas capable d’éprouver d’affection véritable, je souhaitais vraiment que Deb n’ait pas à se plaindre de moi.