C’est ainsi qu’une fois de plus, je me résignai à la patience vertueuse et à une rectitude à toute épreuve. Un Dexter Dévoué et Discipliné. Cela viendra, dis-je à mon second moi. Tôt ou tard, cela finira par venir. C’était obligé ; on n’attendrait pas indéfiniment, mais il y avait d’abord une priorité. Et je l’entendis rouspéter, bien sûr, parce que l’attente durait depuis trop longtemps déjà, mais je calmai le fauve, passai la main sur les barreaux de sa cage avec une joie feinte, puis sortis mon téléphone portable.
Je composai le numéro que Doakes m’avait donné. Au bout d’un moment, j’entendis une tonalité, puis plus rien, juste un léger sifflement. Je tapai alors le long code d’accès ; il y eut un clic, puis une voix neutre de femme dit : « Numéro ». Je dictai le numéro de portable de Doakes. Après un silence, la voix m’indiqua des coordonnées ; je les notai rapidement sur le carnet. La voix se tut, puis ajouta : “Se dirige droit vers l’ouest à cent kilomètres à l’heure.” Et ce fut tout.
Je n’ai jamais prétendu être un expert en navigation, mais je possède moi-même un petit récepteur GPS que j’utilise à bord de mon bateau. Je m’en sers surtout pour marquer les bons coins de pêche. Aussi, je réussis à entrer les coordonnées dans l’appareil sans m’arracher les cheveux ou provoquer une explosion. Le GPS que m’avait donné Doakes était légèrement plus performant que le mien, et affichait une carte sur l’écran. Les coordonnées correspondaient à l’I-75, en direction d’Alligator Alley, le corridor menant à la côte ouest de la Floride.
Je fus plutôt surpris. L’essentiel du territoire compris entre Miami et Naples est constitué des Everglades, une zone marécageuse entrecoupée de langues de terre pas toujours ferme. On y trouve surtout des serpents, des alligators et des casinos indiens, ce qui ne me semblait pas du tout le genre d’endroit approprié pour se détendre et apprécier un paisible démembrement. Mais le GPS ne pouvait mentir, pas plus que la voix au téléphone, a priori. Si les coordonnées étaient fausses, ce serait de la faute de Doakes, et il était perdu de toute façon. Je n’avais pas le choix. Je me sentis un peu coupable de quitter la soirée sans remercier mon hôte, mais je montai dans ma voiture et me dirigeai vers l’I-75.
En quelques minutes, je rejoignis l’autoroute et pris alors la direction du nord. Quand on s’éloigne de Miami vers l’ouest, les habitations s’espacent progressivement. Puis il y a une dernière explosion de centres commerciaux et de maisons juste avant le poste de péage d’Alligator Alley. Arrivé là, je stoppai la voiture et composai à nouveau le numéro. La même voix me donna de nouvelles coordonnées, puis la ligne coupa. J’en tirai la conclusion qu’ils ne roulaient plus.
D’après la carte, le sergent Doakes et le Docteur Danco étaient confortablement installés au cœur d’une étendue d’eau indéterminée, à une soixantaine de kilomètres de là. Je ne savais pas pour Danco, mais je doutais que Doakes puisse flotter. Peut-être que le GPS pouvait mentir en fin de compte. Il fallait bien toutefois que je fasse quelque chose, alors je regagnai la route, payai le péage puis continuai vers l’ouest.
À un endroit parallèle à la position donnée par le GPS, une petite route partait vers la droite. Elle était presque invisible dans le noir, sans compter que je roulais à plus de cent à l’heure. Mais dès que je l’aperçus, je freinai brutalement sur le bas-côté puis reculai pour y jeter un œil. C’était un chemin de terre qui semblait ne mener nulle part ; il passait au-dessus d’un pont délabré puis s’enfonçait tout droit dans l’obscurité des Everglades. Grâce aux phares des autres voitures, je distinguais la piste sur une cinquantaine de mètres, mais il n’y avait rien à voir. Une bande d’herbe qui devait arriver à hauteur de genou poussait au milieu entre les deux profondes ornières. Un bouquet d’arbres bas formait un dôme au-dessus du chemin à la limite des ténèbres, et c’était tout.
Il me vint à l’idée de descendre afin de chercher un indice, puis je m’aperçus à quel point c’était ridicule. Me prenais-je pour Tonto, le fidèle guide indien ? Pensais-je pouvoir examiner une brindille cassée et dire combien d’hommes blancs étaient passés ? Peut-être mon cerveau dévoué mais à court d’inspiration me prenait-il pour Sherlock Holmes, capable d’inspecter les sillons du chemin et d’en déduire qu’un bossu gaucher aux cheveux roux et à la patte folle était passé par là, tenant à la main un cigare cubain et un ukulélé. Je ne trouverais aucun indice, et du reste cela ne changerait rien. La triste vérité c’était que soit j’empruntais ce chemin, soit j’abandonnais la partie, et le sergent Doakes, lui, était carrément rayé de la compétition.
Pour être absolument certain – ou du moins, pour m’ôter toute mauvaise conscience –, je rappelai le numéro de téléphone top secret de Doakes. La voix me donna les mêmes coordonnées, puis je fus coupé : où qu’ils soient, ils s’y trouvaient toujours, quelque part le long de cette piste sale et sombre.
Je n’avais pas le choix apparemment. Le devoir m’appelait, et Dexter ne pouvait s’y soustraire. Je braquai le volant et empruntai le chemin.
D’après le GPS, j’avais environ huit kilomètres à parcourir avant d’arriver là où je devais me rendre. Je mis les phares en veilleuse et roulai doucement, observant attentivement la route. J’eus par conséquent beaucoup de temps pour réfléchir, ce qui n’est pas toujours une bonne chose. Je songeai à ce qui m’attendait peut-être à l’autre bout de la piste, et à ce que je ferais lorsque j’y parviendrais. Et je choisissais sans doute mal mon moment pour ce genre de réflexion, mais je pris conscience que même si je trouvais le Docteur Danco j’ignorais totalement ce que je ferais. “Vous venez me chercher”, m’avait dit Doakes, et ça avait l’air très simple jusqu’au moment où l’on se retrouvait au beau milieu des Everglades en pleine nuit, avec pour seule arme un carnet à spirale. Et le Docteur Danco n’avait manifestement eu aucun problème avec tous les autres qu’il avait capturés, en dépit du fait que c’était de gros durs, armés jusqu’aux dents. Comment ce pauvre, ce Docile Dexter sans défense pouvait-il espérer lui résister, alors que le Puissant Doakes s’était incliné aussi vite ?
Et que ferais-je s’il s’emparait de moi ? Je ne me voyais pas trop en pomme de terre chantant des tyroliennes. Je n’étais pas sûr de pouvoir devenir fou, dans la mesure où, comme ne manqueraient pas de l’affirmer les experts, je l’étais déjà. Est-ce que je disjoncterais quand même et déserterais mon cerveau pour rejoindre le royaume du cri éternel ? Ou, en raison de ce que je suis, est-ce que je resterais conscient de ce qui m’arrive ? Ce cher moi, attaché à une table et se permettant de critiquer la technique de démembrement. La réponse à ces questions m’en apprendrait certainement beaucoup sur ma véritable nature, mais je décidai que je ne tenais pas absolument à la connaître. Ces pensées étaient déjà presque suffisantes pour faire naître en moi une authentique émotion, et pas de celles dont on tire fierté.
La nuit me cernait de toute part, à présent. Dexter est un citadin, habitué aux lumières vives qui forment des ombres nettes. Plus j’avançais sur cette route et plus elle semblait s’enfoncer dans les ténèbres, et plus cette expédition m’apparaissait comme une mission désespérée, complètement suicidaire. C’était une situation qui requérait l’intervention d’une section de marines, pas celle d’un pauvre employé de laboratoire, homicide à ses heures. Pour qui me prenais-je ? Dexter le Valeureux, galopant au secours des plus faibles ? Qu’espérais-je donc faire ? Qu’y avait-il à faire, d’ailleurs, à part prier ?