Выбрать главу

— D’accord, dis-je à Chutsky. Attends juste que je jette un coup d’œil au reste de la maison.

Il avança une main tremblante – la droite, bien sûr – et agrippa mon bras.

— S’il te plaît, implora-t-il. Ne me laisse pas seul.

— J’en ai pour une seconde, répondis-je en essayant de me dégager. Mais il resserra sa poigne, étonnamment ferme malgré ce qu’il avait enduré.

— S’il te plaît, répéta-t-il. Alors prête-moi au moins ton revolver.

— J’ai pas de revolver, répliquai-je, et ses yeux s’agrandirent démesurément.

— Oh, putain, mais qu’est-ce qui t’a pris ? Bordel, il faut qu’on se tire de là. Il avait l’air pris de panique, comme si d’une seconde à l’autre il allait se remettre à pleurer.

— O.K. On va essayer de te faire tenir sur tes, euh, ton pied.

J’espérai qu’il n’avait pas entendu mon lapsus ; je ne voulais pas me montrer insensible, mais toute cette histoire de membres manquants allait requérir un certain réajustement du vocabulaire. Cependant, Chutsky ne dit rien ; il me tendit simplement son bras. Je l’aidai à se redresser et il s’appuya contre la table.

— Attends-moi là juste quelques secondes, le temps que je vérifie les autres pièces, lui dis-je. Il me regarda avec des yeux humides, suppliants, mais il ne protesta pas et je m’empressai de faire le tour de la petite maison.

Dans la pièce principale, où était Chutsky, il n’y avait rien à voir hormis les outils de travail du Docteur Danco. Il possédait de superbes instruments tranchants et, après avoir soigneusement pesé les implications éthiques d’un tel geste, je m’appropriai l’un des plus beaux, une très belle lame conçue pour couper les chairs les plus filandreuses. Il y avait aussi plusieurs rangées de médicaments ; les noms ne me disaient pas grand-chose, à l’exception de quelques flacons de barbituriques. À part ça, je ne trouvai aucun indice, aucune pochette d’allumettes froissée avec des numéros de téléphone inscrits dessus, aucun coupon de pressing, absolument rien.

La cuisine était presque identique à celle de la première maison. Elle était meublée d’un petit réfrigérateur miteux, d’une plaque chauffante, d’une table de jeu ainsi que d’une chaise pliante, et c’était tout. Une boîte de doughnuts était posée sur le comptoir, avec au milieu un énorme cafard occupé à mastiquer. Il me regarda comme s’il était prêt à se battre pour son butin, alors je le laissai tranquille.

Je revins dans le salon, où Chutsky était toujours adossé à la table.

— Magne-toi, dit-il. Bordel de merde, partons.

— Plus qu’une pièce, répondis-je. Je traversai le salon et ouvris la porte située en face de la cuisine. Comme je le pensais, il s’agissait de la chambre. Il y avait un lit de camp dans un coin, et dessus traînaient plusieurs vêtements ainsi qu’un téléphone portable. J’avais déjà vu la chemise quelque part, et je crus deviner à qui elle appartenait. Je sortis mon propre téléphone et composai le numéro du sergent Doakes. L’appareil posé sur la pile de vêtements se mit à sonner.

— Pas de chance, dis-je. Je coupai l’appel et retournai chercher Chutsky.

Il n’avait pas bougé, mais il était évident qu’il se serait enfui en courant s’il l’avait pu.

— Allez, bordel de merde, magne-toi, s’écria-t-il. Putain, je peux presque sentir son souffle sur ma nuque. Il pivota la tête vers la porte de derrière puis vers la cuisine et, alors que je me penchais pour le soutenir, il se tourna et ses yeux se posèrent soudain sur le miroir suspendu au mur.

Il scruta longuement son reflet puis il s’affaissa comme si ses os s’étaient liquéfiés.

— Nom de Dieu, gémit-il en recommençant à sangloter. Oh, nom de Dieu…

— Allez, dis-je. Il faut qu’on sorte de là.

Chutsky frissonna puis secoua la tête.

— Je ne pouvais pas bouger, j’étais obligé de rester là allongé et d’écouter ce qu’il faisait à Franck. Il avait l’air si gai : “Tu ne devines pas ? Non ? Bon, d’accord… Un bras.” Puis le bruit de la scie, et…

— Chutsky, l’interrompis-je.

— Et puis quand il m’a installé là-dessus et qu’il a dit : “Neuf” et “Essaie de deviner”…

Il est toujours intéressant, bien sûr, de connaître la technique d’un collègue, mais Chutsky avait l’air d’être prêt à perdre définitivement la boule, et je ne pouvais pas me permettre de le laisser renifler sur l’autre pan de ma chemise. Alors je me rapprochai de lui et le tins fermement par son bras valide.

— Chutsky. Allons. Il faut qu’on sorte d’ici, dis-je.

Il me regarda, l’air complètement perdu, les yeux on ne peut plus écarquillés, avant de se tourner de nouveau vers le miroir.

— Oh, nom de Dieu, répéta-t-il.

Puis il prit une longue inspiration légèrement saccadée, et se leva comme s’il cherchait à se mettre au garde-à-vous.

— C’est pas si mal, remarqua-t-il. Je suis vivant.

— Exactement, répliquai-je. Et si on arrive à se bouger, on le restera peut-être tous les deux.

— O.K., dit-il. Il détourna la tête du miroir avec détermination et passa son bras droit autour de mon épaule. Allons-y.

Chutsky, manifestement, n’avait pas eu beaucoup d’entraînement pour ce qui était de marcher sur une seule jambe, mais il parvint tant bien que mal à avancer en sautillant : il ahanait et s’appuyait lourdement sur moi entre chaque pas. Malgré les quelques morceaux manquants, c’était toujours un homme très corpulent, et ce ne fut pas de tout repos pour moi. Juste avant de traverser le pont, il s’arrêta un instant et jeta un coup d’œil par la clôture grillagée.

— Il a jeté ma jambe là-dedans, me dit-il. Aux alligators. Il s’est assuré que je regardais. Il l’a levée pour que je la voie, puis il l’a lancée et l’eau s’est mise à bouillonner comme…

J’entendis une pointe d’hystérie revenir dans sa voix, mais il en prit aussi conscience ; il se tut, inspira, le souffle court, puis lança d’un ton un peu brusque :

— Bon, tirons-nous d’ici.

Nous réussîmes à regagner la voiture sans aucun autre flash-back. Chutsky s’appuya contre un poteau le temps que j’ouvre la barrière. Puis je l’aidai à sautiller jusqu’au siège du passager, m’installai au volant et démarrai. Dès que j’allumai les phares, Chutsky se laissa aller contre le dossier et ferma les yeux.

— Merci, mon pote, dit-il. Je te dois une fière chandelle. Merci.

— Je t’en prie, répondis-je. J’effectuai un demi-tour et repris la direction d’Alligator Alley. Je pensais que Chutsky s’était endormi, mais, alors que nous avions parcouru environ la moitié du petit chemin de terre, il se mit à parler.

— Je suis content que ta sœur n’ait pas été là, dit-il. Qu’elle me voie comme ça. C’est… Écoute, il faut vraiment que je me ressaisisse avant que… Il s’interrompit brutalement et se tut pendant près d’une minute. Nous continuâmes à suivre la piste cahoteuse en silence. C’était agréable de se retrouver au calme. Je me demandai où était Doakes et ce qu’il faisait. Ou plutôt, ce qu’on lui faisait. À ce propos, j’étais également curieux de savoir où était Reiker et quand je pourrais l’emmener se promener. Dans un endroit calme où je pourrais méditer et travailler en paix. Je me demandai quel pouvait être le loyer à la ferme d’alligators Blalock.

— Ce serait peut-être une bonne idée que je la laisse tranquille maintenant, reprit soudain Chutsky. Et il me fallut quelques secondes pour saisir qu’il parlait toujours de Deborah. Elle ne voudra plus rien avoir affaire avec moi dans l’état où je suis, et je ne veux la pitié de personne.

— Aucun souci à te faire, répondis-je. Deborah est absolument sans pitié.