— Tu n’auras qu’à lui dire que je vais bien et que je suis rentré à Washington, poursuivit-il. C’est mieux comme ça.
— C’est peut-être mieux pour toi, répliquai-je. Mais moi, elle va me tuer.
— Tu ne comprends pas, dit-il.
— Non, c’est toi qui ne piges pas. Elle m’a demandé de venir te chercher. C’est ce qu’elle a décidé et je n’ai pas intérêt à désobéir. Elle cogne très fort.
Il resta silencieux un instant. Puis il lâcha un profond soupir.
— Je ne sais pas si je vais y arriver, dit-il.
— Je peux te ramener à la ferme des alligators, si tu préfères, remarquai-je d’un ton enjoué.
Il ne dit plus rien après ça. Nous parvînmes à l’intersection d’Alligator Alley ; je tournai vers la gauche puis mis le cap sur la lueur orangée qui teintait l’horizon au-dessus de Miami.
CHAPITRE XXVI
Nous roulâmes en silence jusqu’au premier véritable îlot de civilisation, un complexe immobilier et une série de centres commerciaux sur notre droite, quelques kilomètres après le poste de péage. Chutsky se redressa alors et tourna son attention vers les lumières et les édifices.
— Il faut que j’utilise un téléphone, dit-il.
— Tu peux te servir du mien si tu payes les frais de réacheminement.
— J’ai besoin d’une ligne fixe. Un téléphone public.
— Tu es un peu déphasé. Ça n’existe pratiquement plus. On va avoir du mal à en trouver un.
— Prends cette sortie, dit-il. Et même si cela ne faisait que retarder ma nuit de sommeil bien méritée, j’empruntai la bretelle qu’il m’indiquait. Au bout d’un kilomètre, nous trouvâmes un petit centre commercial qui avait encore un téléphone à pièces fixé au mur à côté de la porte d’entrée. J’aidai Chutsky à sauter jusque-là, et il s’adossa à la coque en plastique qui protégeait l’appareil puis souleva le combiné. Il leva les veux vers moi et me dit :
— Attends-moi là-bas. Ce qui me sembla un peu autoritaire pour quelqu’un qui ne pouvait même pas se déplacer sans assistance, mais je retournai à la voiture et m’appuyai contre le capot, pendant que Chutsky parlait au téléphone.
Une vieille Buick vint s’arrêter en haletant sur l’emplacement voisin. Un groupe d’hommes petits et bruns aux vêtements sales en sortit et se dirigea vers le magasin. Ils dévisagèrent Chutsky qui se tenait là sur une seule jambe, la tête si scrupuleusement rasée, mais ils furent trop polis pour faire la moindre remarque. Ils entrèrent et la porte vitrée se referma derrière eux avec un chuintement. La fatigue de cette longue journée me tomba dessus : j’étais vidé, les muscles de mon cou étaient noués, et je n’avais rien tué du tout. Je me sentais très irritable et j’étais impatient de rentrer me coucher.
Je me demandai où le Docteur Danco avait pu conduire Doakes. Cela ne m’importait pas outre mesure ; c’était par simple curiosité. Mais comme je songeais qu’il l’avait effectivement emmené quelque part et qu’il commencerait bientôt à lui causer des dégâts irréversibles, je pris conscience qu’il s’agissait de la première bonne nouvelle depuis une éternité, et je sentis une douce chaleur se propager en moi. J’étais libre. Doakes avait disparu. Morceau après morceau, il quittait ma vie et me délivrait de ma servitude involontaire au canapé de Rita. J’allais pouvoir revivre.
— Hé, mon pote, appela Chutsky en agitant le moignon de son bras gauche dans ma direction. Je me levai et le rejoignis. O.K., dit-il. Allons-y.
— Bien sûr, répondis-je. Mais où ?
Ses yeux allèrent se perdre au loin et je vis les muscles de ses mâchoires se contracter. Les lumières du parking éclairaient sa combinaison et faisaient luire son crâne. C’est incroyable à quel point un visage peut avoir l’air différent avec les sourcils rasés. Ça a quelque chose de saugrenu, comme le maquillage d’un film de science-fiction à petit budget ; si bien que même si Chutsky aurait dû avoir un air dur et décidé tandis qu’il scrutait ainsi l’horizon, les mâchoires serrées, on aurait plutôt dit qu’il attendait un ordre terrifiant de Ming l’implacable. Tout ce qu’il répondit, cependant, fut :
— Ramène-moi à mon hôtel, mon pote. J’ai du boulot.
— Un hôpital ne serait pas mieux ? demandai-je. Car il n’allait tout de même pas se fabriquer une canne avec une branche d’if et poursuivre son chemin clopin-clopant. Mais il secoua la tête.
— Ça va. Ça va aller.
Je regardai avec insistance les deux morceaux de gaze blanche au bout de sa jambe et de son bras tronqués, et haussai un sourcil. Les plaies étaient encore suffisamment fraîches pour nécessiter un bandage, et puis Chutsky devait forcément se sentir un peu faible.
Il baissa les yeux vers ses deux moignons, et l’espace d’un instant il sembla s’affaisser sur lui-même.
— Ça va aller, répéta-t-il en se redressant légèrement. Allons-y. Et il semblait si fatigué et si triste que je n’eus pas le cœur de le contrarier.
Prenant appui sur mon épaule, il regagna par petits bonds la portière du passager, et tandis que je l’aidais à se glisser sur le siège, les occupants de la vieille Buick sortirent tous ensemble du magasin, tenant à la main des cannettes de bière et des grattons de porc. Le conducteur sourit et m’adressa un signe de la tête. Je lui rendis son sourire et refermai la portière.
— Crocodilios, lui lançai-je, en indiquant Chutsky de la tête.
— Ah, dit le conducteur. Lo siento. Il s’installa au volant de sa voiture pendant que je contournais la mienne.
Chutsky n’ouvrit pas la bouche pendant la plus grande partie du trajet. Juste après l’échangeur de l’I-95, néanmoins, il se mit à trembler de tout son corps.
— Merde, lâcha-t-il. Je tournai les yeux vers lui. Les médicaments, dit-il. Ils font plus effet. Ses dents commencèrent à claquer, et il ferma la bouche d’un coup. Sa respiration sifflait, et j’apercevais des gouttes de sueur se former sur son crâne lisse.
— Tu veux reconsidérer l’option de l’hôpital ?
— Tu as quelque chose à boire ? me dit-il en guise de réponse. Un changement de sujet un peu brutal, me semblait-il.
— Je crois qu’il y a une bouteille d’eau sur le siège arrière, répondis-je avec obligeance.
— De l’alcool, précisa-t-il. De la vodka ou du whisky.
— Je n’ai pas l’habitude d’en avoir dans la voiture.
— Merde. Conduis-moi à mon hôtel.
Ce que je fis donc. Pour des raisons connues de lui seul, il logeait au Mutiny, à Coconut Grove. Cela avait été l’un des premiers hôtels de grand standing de la région, construits dans des gratte-ciel ; il avait été fréquenté par des mannequins, des réalisateurs, des trafiquants de drogue et autres célébrités. Il était toujours très attrayant mais il avait un peu perdu de son cachet, à présent que le quartier autrefois rustique était envahi par les gratte-ciel de luxe. Peut-être Chutsky l’avait-il connu dans son âge d’or et avait-il choisi d’y résider pour des raisons sentimentales. Un homme capable de porter une bague au petit doigt ne pouvait qu’être soupçonné de sentimentalité.
Nous quittâmes l’I-95 et poursuivîmes sur Dixie Highway puis, arrivé à Unity Avenue, je pris à gauche et continuai jusqu’à Bayshore Drive. Le Mutiny se trouvait un peu plus loin sur la droite. Je stoppai la voiture devant l’hôtel.
— Dépose-moi là, dit Chutsky.
Je le dévisageai. Les médicaments avaient-ils attaqué son cerveau ?
— Tu ne veux pas que je t’aide à monter dans ta chambre ?
— Ça va aller, dit-il. C’était peut-être devenu son nouveau mantra, mais j’avais un peu de mal à le croire. Il transpirait à grosses gouttes à présent, et je ne sais pas comment il pouvait s’imaginer parvenir seul jusqu’à sa chambre. Mais je ne suis pas du genre à m’imposer quand on refuse mon aide, alors je me contentai de dire : « D’accord », et le regardai ouvrir la portière puis sortir. Il se cramponna au toit de la voiture et se tint là en équilibre sur son unique jambe durant une minute avant que le portier ne l’aperçoive. Il fronça les sourcils devant cette apparition en combinaison orange au crâne luisant.