— Hé, Benny, le héla Chutsky. Viens me donner un coup de main, l’ami.
— Mr. Chutsky ? dit-il d’un ton incertain, puis il resta bouche bée en voyant les moignons. Oh, mon Dieu. Il frappa trois fois dans ses mains et un groom sortit de l’hôtel en courant.
Chutsky se retourna vers moi.
— Ça va aller, dit-il.
Et vraiment quand on désire si peu votre présence, que pouvez-vous faire sinon partir ? Avant de m’éloigner, je lançai un dernier regard à Chutsky : il était en train de prendre appui sur le portier tandis que le groom poussait un fauteuil roulant dans leur direction.
Il n’était pas tout à fait minuit lorsque j’empruntai Main Highway, m’apprêtant à rentrer chez moi, ce qui était difficile à croire après tout ce qui s’était passé ce soir-là. La fête de Vince me semblait avoir eu lieu des semaines auparavant et, pourtant, il n’avait sans doute pas encore débranché sa fontaine de punch. Entre l’Épreuve par la stripteaseuse et le Sauvetage de Chutsky dans la ferme d’alligators, j’avais bien mérité ma nuit de sommeil, et j’avoue que je ne pensais qu’à une chose : me glisser dans mon lit et m’enfouir sous les couvertures.
Mais, bien sûr, pas de repos pour les braves, dont je suis, évidemment. Mon téléphone portable se mit à sonner alors que je tournais à gauche sur Douglas Road. Rares sont les personnes qui m’appellent, surtout à une heure aussi tardive. Je jetai un coup d’œil à l’appareil : c’était Deborah.
— Bien le bonsoir, ma chère sœur, dis-je.
— Salaud, tu avais dit que tu appellerais ! cria-t-elle.
— Je pensais que c’était un peu tard, répondis-je.
— Tu t’imaginais vraiment que je pourrais DORMIR, bordel ?! hurla-t-elle, suffisamment fort pour incommoder les occupants des autres voitures. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai réussi à récupérer Chutsky, répondis-je. Mais le Docteur Danco s’est enfui. Avec Doakes.
— Où est-ce qu’il est ?
— Je ne sais pas, Deb, il s’est enfui dans un bateau à hélice et…
— Kyle, imbécile. Où est Kyle. Il va bien ?
— Je l’ai déposé au Mutiny. Il, euh… Il va presque bien, répondis-je.
— Qu’est-ce que ça veut dire, bordel ? ? ? brailla-t-elle. Et je dus changer le téléphone d’oreille.
— Deborah, il va se remettre. C’est juste que… Il a perdu la moitié de son bras gauche, et la moitié de sa jambe droite. Et tous ses cheveux, expliquai-je. Elle resta silencieuse pendant plusieurs secondes.
— Apporte-moi des fringues, finit-elle par dire.
— Il n’est pas trop dans son assiette, Deb. Je ne crois pas qu’il veuille…
— Des fringues, Dexter. Tout de suite, m’ordonna-t-elle. Et elle raccrocha.
Comme je le disais : pas de repos pour les braves. Je poussai un profond soupir face à une telle injustice, mais j’obtempérai. J’étais presque rendu à mon appartement où Deborah avait laissé des affaires, aussi je me hâtai de rentrer et, après avoir considéré mon lit quelques secondes avec regret, je récupérai une tenue de rechange pour elle puis me mis en route vers l’hôpital.
Deborah était assise sur le bord de son lit en train de taper nerveusement du pied lorsque j’entrai. De sa main qui dépassait du plâtre elle maintenait sa chemise d’hôpital fermée devant, et de l’autre elle serrait son revolver et son badge. Elle ressemblait à une Furie vengeresse victime d’un accident.
— Nom de Dieu, me lança-t-elle. Qu’est-ce que tu foutais ? Aide-moi à m’habiller. Elle lâcha sa chemise et se leva.
J’enfilai un polo par-dessus sa tête, rencontrant quelques difficultés à faire passer le plâtre. Nous venions à peine de réussir à mettre le tee-shirt quand une femme corpulente en uniforme d’infirmière entra précipitamment dans la chambre.
— Non, mais qu’est-ce que vous fabriquez ? demanda-t-elle avec un fort accent des Bahamas.
— Je pars, répondit Deborah.
— Retournez dans votre lit ou j’appelle le docteur, ordonna l’infirmière.
— Appelez-le, répliqua Deborah, sautant sur un pied à présent tandis qu’elle s’efforçait de mettre son pantalon.
— Vous n’allez nulle part. Retournez au lit.
Deborah brandit son badge.
— C’est une urgence de la police, déclara-t-elle. Si vous cherchez à me retenir, je suis autorisée à vous arrêter pour entrave à la justice.
L’infirmière fut sur le point de dire quelque chose de très sévère, mais elle ouvrit la bouche, jeta un coup d’œil au badge, regarda Deborah puis changea d’avis.
— Je vais devoir avertir le docteur, dit-elle.
— Allez-y, rétorqua Deborah. Dexter, aide-moi à fermer mon pantalon. L’infirmière nous considéra d’un air désapprobateur pendant quelques secondes, avant de faire volte-face et de disparaître dans le couloir.
— Sans rire, Deb, dis-je. Entrave à la justice ?
— Allons-y, lança-t-elle en se dirigeant d’un pas énergique vers la porte. Je la suivis docilement.
Deborah fut tour à tour tendue et furieuse durant le trajet jusqu’au Mutiny. Elle mordillait sa lèvre inférieure, m’ordonnait d’un ton rageur de me dépêcher mais, lorsque nous parvînmes à proximité de l’hôtel, elle devint très calme tout à coup. Elle finit par tourner les yeux vers sa vitre et me demanda :
— Comment il est, Dex ? Il va vraiment mal ?
— Sa coupe de cheveux est horrible, Deb. Ça lui donne vraiment une drôle de tête. Pour le reste… il a l’air de s’adapter. Mais il ne veut pas que tu le plaignes. Elle me regarda, tout en continuant à mordiller sa lèvre. C’est ce qu’il a dit, lui expliquai-je. Il préférait rentrer à Washington plutôt que de devoir endurer ta pitié.
— Il ne veut pas être un fardeau, dit-elle. Je le connais. Il ne veut dépendre de personne. Elle tourna de nouveau les yeux vers la vitre. Je n’arrive même pas à imaginer ce qu’il a pu ressentir. Un homme comme Kyle, être étendu là complètement impuissant… Elle secoua la tête lentement, et une larme coula le long de sa joue.
Sincèrement, je n’avais aucun mal à imaginer ce qu’il avait dû ressentir ; j’avais eu maintes occasions d’y songer. Ce qui me posait davantage problème, c’était cette nouvelle facette de Deborah. Elle avait pleuré à l’enterrement de sa mère, et à celui de son père, mais pas depuis, à ma connaissance. Et voilà que maintenant elle était pratiquement en train d’inonder ma voiture à propos de ce qui, à mes yeux, était une simple toquade pour un type qui s’apparentait fort à un rustre. Pire, c’était à présent un rustre infirme : une personne logique passerait à autre chose et essaierait de se trouver un nouveau partenaire avec tous les morceaux en place. Mais Deborah, elle, semblait s’intéresser encore davantage à Chutsky maintenant qu’il était définitivement esquinté. Était-ce de l’amour tout compte fait ? Deborah était-elle réellement amoureuse ? Cela me semblait impossible. Je savais qu’en théorie elle en était capable, bien sûr, mais… mince, c’était ma sœur.
Je perdais mon temps à cogiter ainsi. Je ne connaissais rien à l’amour et je n’y connaîtrais jamais rien. Je ne vois absolument pas cela comme un handicap, mais il est vrai que du coup j’éprouve quelque difficulté à comprendre la musique populaire.