— C’est son nom, ouais. Henker, répondit-il. Martin Henker.
— Et on doit le trouver ? demandai-je, rempli d’un mauvais pressentiment. Pourquoi au juste me regardait-il en disant “on” ?
Chutsky émit un petit grognement comme s’il pensait que je plaisantais.
— Ouais, c’est ça, dit-il. Alors où penses-tu qu’il pourrait être, mon pote ?
— C’est le moindre de mes soucis, répliquai-je.
— Dexter, dit Deborah d’un ton de reproche. Chutsky fronça les sourcils, ou essaya en tout cas : cela donnait une expression très curieuse.
— Comment ça ? demanda-t-il.
— Eh bien, je ne vois pas en quoi cela me concerne. Je ne vois pas pourquoi je devrais, pourquoi nous devrions, même, le trouver. Il a eu ce qu’il voulait. Il va terminer ce qu’il a à faire et rentrer chez lui, non ?
— Il déconne, j’espère ? demanda Chutsky à Deborah, et s’il avait eu des sourcils, il les aurait haussés.
— Il n’aime pas Doakes, répondit Deborah.
— Ouais, mais écoute, Doakes est un de nos gars, me dit Chutsky.
— Pas un des miens, répliquai-je. Chutsky secoua la tête.
— O.K., ça c’est ton problème, reprit-il. Mais on doit quand même trouver ce type. Il y a un aspect politique à cette affaire, et on est dans le caca si on ne réussit pas à le coffrer.
— D’accord, répondis-je. Mais en quoi est-ce mon problème ? Cela me semblait une question parfaitement raisonnable mais, à voir sa réaction, on aurait cru que je venais de proposer de bombarder une école.
— Nom de Dieu, s’exclama-t-il, et il secoua la tête, feignant l’admiration. Tu es vraiment un phénomène, mon pote !
— Dexter, intervint Deborah. Regarde-nous. Je les regardai tour à tour, Deborah avec son plâtre, Chutsky avec ses deux moignons. Pour être très franc, ils n’avaient pas l’air particulièrement redoutables. On a besoin de ton aide.
— Enfin, Deb…
— S’il te plaît, Dexter, insista-t-elle, sachant pertinemment que j’avais beaucoup de mal à refuser lorsqu’elle employait ces mots.
— Deb, sérieusement, dis-je. Vous avez besoin d’une bête de combat, quelqu’un capable de défoncer la porte d’un coup de pied et de débouler tous flingues dehors. Je ne suis qu’un pauvre employé de labo débonnaire.
Elle traversa la pièce et se planta devant moi, à quelques centimètres à peine de ma chaise.
— Je sais ce que tu es, Dexter, dit-elle doucement. Tu te souviens ? Et je sais que tu peux nous aider. Elle posa sa main sur mon épaule et baissa encore le ton, chuchotant presque. Kyle en a besoin, Dex. Il faut qu’il attrape Danco. Ou il ne se considérera jamais plus comme un homme. C’est important pour moi. S’il te plaît, Dexter.
Que pouvez-vous faire d’autre lorsqu’on vous sort ainsi l’artillerie lourde, à part rassembler toute votre bonne volonté et agiter avec grâce le drapeau blanc ?
— D’accord, Deb, dis-je.
La liberté est si fragile, si éphémère, n’est-ce pas ?
CHAPITRE XXVIII
Malgré mon manque d’enthousiasme, j’avais promis de les aider, alors le pauvre Dexter Dévoué s’attaqua instantanément au problème, faisant appel à toutes les ressources de son puissant cerveau. Mais la triste vérité c’est que mon cerveau semblait déconnecté ; j’avais beau lui fournir assidûment des informations, il n’avait pas l’air de les enregistrer.
Peut-être avais-je besoin de davantage de carburant pour passer à la vitesse supérieure, alors je convainquis Deborah de nous faire monter d’autres feuilletés. Tandis qu’elle s’entretenait au téléphone avec le service des chambres, Chutsky se tourna vers moi, m’adressant un sourire légèrement hagard, et me dit :
— Allez, on se met au boulot, mon pote ?
Puisqu’il le demandait si gentiment – et il fallait bien que je m’occupe en attendant les feuilletés –, j’acceptai.
La perte de ses deux membres avait ôté une sorte de verrou mental à Chutsky. Il avait un peu moins d’assurance, mais il était bien plus ouvert et aimable, et semblait même pressé de partager ses informations, une attitude qui aurait été impensable chez le Chutsky doté de ses quatre membres et de sa paire de lunettes luxueuse. Aussi, par simple souci de méthode, souhaitant connaître le plus de détails possible, je profitai de sa nouvelle disposition pour lui soutirer tous les noms de l’ancienne équipe du Salvador.
Il avait un bloc-notes jaune posé en équilibre sur son genou, et il s’efforçait de le maintenir en place avec son poignet tout en griffonnant dessus de son unique main, la droite.
— Manny Borges, tu sais qui c’est, dit-il.
— La première victime, observai-je.
— Mmm mmm, fit-il sans lever les yeux. Il nota le nom avant de le biffer d’un trait. Puis il y a eu Franck Aubrey ? Il fronça les sourcils et sortit même le bout de sa langue tandis qu’il écrivait le deuxième nom puis le rayait également.
— Il n’a pas réussi à avoir Oscar Acosta. Va savoir où il est maintenant. Il écrivit tout de même le nom avec un point d’interrogation à côté. Wendell Ingraham. Il vit sur North Shore Drive, à Miami Beach. Le bloc-notes glissa au moment où il écrivait cet autre nom, et il essaya de le rattraper au vol mais il échoua lamentablement. Il considéra le bloc par terre quelques secondes, puis se pencha et le ramassa. Une goutte de sueur dégoulina sur son crâne lisse et tomba au sol.
— Putain de médicaments, dit-il. Je suis dans les vapes.
— Wendell Ingraham, répétai-je.
— Ouais, voilà. Il gribouilla le reste du nom et, sans s’arrêter, poursuivit : Andy Lyle. Il vend des voitures maintenant, du côté de Davie. Et dans un élan d’énergie formidable, il termina d’une traite et réussit à griffonner triomphalement le dernier nom. Deux types sont morts, un autre est toujours sur le terrain. Voilà. C’est l’équipe au complet.
— Et aucun de ces types ne sait que Danco est en ville ?
Il secoua la tête.
— On essaie de ne rien laisser filtrer de cette affaire. Seuls ceux qui ont vraiment besoin de savoir sont tenus au courant.
— Et ils n’ont pas besoin de savoir que quelqu’un cherche à les transformer en coussins hurleurs ?
— Non, répondit-il, serrant fort les mâchoires et comme sur le point de dire quelque chose de désagréable à nouveau ; peut-être allait-il proposer de tirer la chasse d’eau. Mais il leva les yeux vers moi et se ravisa.
— Est-ce qu’on peut au moins aller vérifier s’il y en a un qui manque ? demandai-je, sans trop y croire.
Chutsky se remit à secouer la tête avant même que je finisse ma phrase.
— Non. Pas question. Ces types sont toujours aux aguets. À peine on essaie de prendre quelques renseignements sur eux qu’ils sont déjà au courant. Je ne peux pas courir le risque qu’ils s’enfuient. Comme Oscar.
— Alors comment on retrouve le Docteur Danco ?
— On attend justement que tu nous donnes des idées, répondit-il.
— Vous avez vérifié la maison près de Mount Trashmore ? demandai-je, plein d’espoir. Celle que tu as visité avec ta tablette ?
— Debbie y a envoyé une patrouille. Une famille a emménagé. Non. On mise tout sur toi, mon pote. Tu vas bien penser à quelque chose.
Deb nous rejoignit avant que je puisse faire une réponse éloquente mais, à vrai dire, j’étais un peu déconcerté par l’attitude de Chutsky envers ses anciens camarades. N’aurait-il pas été naturel qu’il incite ses vieux amis à fuir, ou en tout cas qu’il leur conseille d’être vigilants ? Je ne prétends en aucun cas être un parangon de vertu, mais si un chirurgien dérangé en avait après Vince Masuoka, par exemple, il me semble que je trouverais une façon de glisser une allusion discrète au milieu de la conversation près de la machine à café. Passe-moi le sucre, s’il te plaît. Au fait, il y a un toubib cinglé qui te cherche pour trancher tous tes membres. Tu veux un peu de lait ?