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— La trompette de papier : pourquoi ?

— Il jouait sa propre musique avec ce rouleau. Il n’était pas musicien mais prétendait entendre des notes au fond de son cerveau.

Narcisse fut pris d’un vertige. Un fou criminel qui avait noyé ses pulsions violentes dans des portées et des arabesques infinies. Comme lui ?

— Ma liste, fit-il d’une voix creuse.

Le galeriste tendit la feuille imprimée. Son visage congestionné retrouvait des couleurs raisonnables. Son corps se redressait sous les riches tissus. Il semblait surtout pressé de se débarrasser du forcené.

Narcisse jeta un coup d’œil sur les noms — tous inconnus. La plupart vivaient à Paris. Il pourrait les retrouver facilement. Face à chaque nom, le titre de l’œuvre vendue était indiqué. Le sénateur. Le facteur. L’amiral

Il glissa son calibre dans son dos et reculait vers la porte, quand une autre idée lui vint :

— Parle-moi de Courbet, ordonna-t-il en passant soudain au tutoiement.

— Cour… Courbet ? Quoi, Courbet ?

— Parle-moi de L’homme blessé.

— Je ne suis pas spécialiste de cette période.

— Dis-moi ce que tu sais.

— Je crois que Courbet a peint cet autoportrait dans les années 1840, 1850. Quelque chose comme ça. C’est un exemple célèbre de repentir.

— Un quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?

— Un repentir. C’est comme ça qu’on appelle une toile que l’artiste a corrigée d’une manière importante. Ou sur laquelle il a carrément peint un autre tableau.

La phrase éclata au fond de son cerveau. Ma peinture n’est que repentir. Narcisse ne voulait pas dire que son art exprimait un remords. Il signifiait qu’il avait d’abord peint autre chose sur ses toiles. D’ailleurs, sa réflexion exacte était :

Il ne faut pas se fier à ce qu’on voit. Ma peinture n’est que repentir. Ses autoportraits n’étaient que des camouflages…

— L’homme blessé. Raconte-moi.

— C’est un cas d’école, déclara Pernathy d’une voix moins précipitée. Les historiens se sont toujours demandé pourquoi Courbet s’était représenté sous les traits d’un homme couché sous un arbre, blessé au cœur. On a compris, longtemps plus tard, que ce tableau abritait un secret. Au départ, Courbet s’était peint avec sa fiancée. Le temps qu’il achève son tableau, la fille l’avait plaqué. Meurtri, Courbet l’a effacée du tableau et l’a remplacée, symboliquement, par cette tache de sang au cœur. La blessure de l’homme était une blessure d’amour.

À travers sa propre fébrilité, Narcisse apprécia l’anecdote :

— Toute cette histoire, comment la connaît-on ?

— On a passé la toile aux rayons X en 1972. Sous la peinture de surface, la silhouette de la fiancée apparaît nettement, dans le creux de l’épaule de Courbet allongé.

Le sang cognait sous son crâne. Ses doigts tremblaient. Sous chacun de ses autoportraits, il existait une autre œuvre. Une vérité qui concernait son identité d’origine ou les crimes du tueur de clochards.

Une vérité qu’il pourrait voir apparaître aux rayons X.

Avant de franchir le seuil, il avertit :

— Pour toi comme pour moi, il vaut mieux qu’on ne se soit jamais vus.

— Je comprends.

— Tu ne comprends rien et c’est mieux comme ça. Et ne t’avise pas de prévenir tes clients de ma visite. Sinon, je reviendrai.

85

Narcisse avait l’impression de posséder la liste des membres d’un club secret. Un groupe d’initiés qui se nourrissaient de sa propre folie. Des vampires psychiques. Des voyeurs pervers. Pour chaque collectionneur, le document indiquait non seulement l’adresse mais aussi le code d’entrée, les initiales de l’interphone, le numéro de portable. La galerie Pernathy avait livré chaque tableau à domicile. Les renseignements pratiques avaient été reportés au fichier. Il n’y avait plus qu’à sonner aux portes.

Narcisse se sentait revivre à Paris. C’était un jour gris comme seule la capitale sait en produire. Pas de nuages ni de pluie. Seulement un rideau âcre, humide, pollué, un linge sale qui pesait sur toute la ville. Quelque chose qui semblait n’avoir ni début ni fin, aucune chance d’évolution dans la journée. Il jubilait. Cette crasse, cette monotonie, c’était le tissu de ses origines.

Le premier acheteur de la liste, Whalid El-Khoury, habitait en bas de l’avenue Foch. Il demanda au chauffeur de taxi de l’attendre devant l’immeuble et franchit patiemment chaque obstacle. Code du portail. Code de l’immeuble. Interphone. La visite n’alla pas plus loin. El-Khoury était absent. Narcisse essaya de négocier avec le majordome : pouvait-il monter livrer son colis ? Il espérait au moins pénétrer dans l’appartement et voir sa toile. Le larbin lui conseilla de remettre son paquet au concierge.

Narcisse donna au chauffeur de taxi une autre adresse, la plus proche de l’avenue Foch : une impasse située avenue Victor-Hugo. Il avait déjà organisé mentalement son périple, en fonction de la situation géographique de chaque collectionneur.

Dans la ruelle, villas et immeubles se dissimulaient soigneusement derrière des sapins et des cyprès. Chaque résidence semblait illustrer l’adage : Pour vivre heureux, vivons cachés. Mais l’hôtel particulier de Simon Amsallem, sa deuxième cible, allait à contre-courant de cette tendance. C’était une bâtisse du début du XXe siècle, chargée d’ornements d’inspiration à la fois mauresque et italienne, revêtue de stuc blanc. Tourelles, rotondes, caryatides, balcons, balustrades : tout se bousculait sans le moindre souci de logique ni d’équilibre. La demeure d’Amsallem claquait dans le froid comme un bouchon de champagne.

Narcisse se présenta à l’interphone. Il fut aussitôt reçu par un majordome philippin. Il donna son nom d’artiste. Sans un mot, l’homme partit avertir son boss. Il resta seul dans un vestibule dallé de blanc et de noir. Sur les murs, simplement éclairées par des rampes de leds, des toiles étaient accrochées. De l’art brut, et du plus pur.

Un grand tableau, constitué de cartons d’emballage crayonnés, représentait la vue aérienne d’un petit village, cerné de routes et de chemins. Si on se plaçait à bonne distance, on voyait que les axes traçaient le visage d’une sorcière, bouche ouverte, prête à engloutir le bourg. Un triptyque à la craie représentait le même visage, déformé par trois expressions distinctes. Stupeur. Angoisse. Terreur. Les yeux injectés, les ombres violacées, les fonds torturés — tout semblait avoir été tracé avec du sang.

D’autres toiles décrivaient, dans un style proche des comics américains des années 60, des scènes de la vie quotidienne française : courses au marché, apéritifs au café, banquets campagnards… Les tableaux auraient pu être réconfortants mais les personnages hurlaient en silence, montrant les dents, entourés de cadavres pourrissants et d’animaux écorchés…

— Narcisse, c’est bien toi ?

Il se retourna et découvrit un homme d’âge mûr, corpulent, en survêtement blanc. Il arborait des Ray-Ban Aviator et une kippa épinglée dans sa chevelure poivre et sel. En sueur, il portait une serviette éponge blanche autour du cou. Il devait sortir d’une séance de gymnastique. Narcisse se demanda s’il avait gardé sa kippa durant ses exercices.

L’homme le serra dans ses bras comme s’ils se retrouvaient après une longue absence puis l’observa quelques secondes, en éclatant de rire.