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— Content de te voir en vrai, mon gars ! Ça fait des mois que je dors avec ta tête au-dessus de mon lit !

D’un geste, il désigna un grand salon à droite. Narcisse pénétra dans la pièce qui renouait avec le style ostentatoire du dehors. Canapés de velours mordoré. Coussins de fourrure blanche. Tapis orientaux disposés selon des angles variés sur le sol de marbre. Une menora, le chandelier à sept branches des Hébreux, trônait sur la cheminée. Imposante, démesurée, elle méritait son surnom de « Sept yeux de Dieu ».

Et toujours, de l’art outsider. Des sculptures aux exagérations primitives, construites en boîtes de conserve. Des toiles naïves, peintes sur des supports de récupération. Des esquisses cernées d’inscriptions mystérieuses. Narcisse songea à une fanfare pleine de couacs, de cuivres, de percussions. L’ensemble ne dépareillait pas dans le décor « bling-bling » de l’hôtel.

Le collectionneur s’affala dans un des canapés. Sous sa veste de survêtement ouverte, il portait un tee-shirt affichant « FAITH » en lettres gothiques :

— Assieds-toi. Cigare ?

— Non, merci, fit Narcisse en s’installant en face de son interlocuteur.

Amsallem piqua un barreau de chaise dans une boîte en laque chinoise et referma le couvercle d’un revers. Il attrapa un cran d’arrêt au manche d’ivoire et cisailla l’extrémité du cigare. Enfin, il le cala entre ses dents éclatantes et l’alluma à grand renfort de nuages bleutés. La machine était lancée.

— Ce qui me passionne dans l’art brut, attaqua-t-il comme si une interview commençait, c’est la liberté. La pureté. Tu sais comment Dubuffet le définissait ?

Narcisse fit poliment « non » de la tête.

L’autre poursuivit sur un ton moqueur :

— « Nous entendons par là des ouvrages artistiques exécutés par des personnes indemnes de toute culture artistique. De l’art où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » Pas mal, non ?

Il cracha une grosse bouffée et devint soudain sérieux.

— Le seul poison, fit-il à voix basse, c’est la culture. Elle étouffe l’originalité, l’individualité, la créativité. (Il brandit son cigare.) Elle impose son putain de message politique !

Narcisse acquiesçait toujours. Il se donnait cinq minutes avant de passer à l’objet de sa visite. L’orateur posa ses pieds sur la table basse — des Nike aux motifs dorés.

— Tu veux un exemple ? En voilà un. Prends les Vierges à l’enfant de la Renaissance. Vinci, Titien, Bellini… Magnifique, d’accord, mais y a un détail qui cloche, mon gars. Le petit Jésus n’est jamais circoncis ! Mazel tov ! Chez les cathos, le Christ n’est même plus juif !

Amsallem rangea ses jambes et se pencha vers Narcisse, l’air d’un conspirateur.

— Pendant des siècles, l’art a léché le cul du pouvoir ! Il a entretenu les pires mensonges. Il a nourri la haine du Juif en Europe ! Tous ces tableaux, avec leurs petites bites de goyim, ont fait le lit de l’antisémitisme !

Il regarda sa montre et demanda brutalement :

— Qu’est-ce que tu veux au juste ?

Narcisse répondit du tac au tac :

— Voir mon tableau.

— Rien de plus facile. Il est dans ma chambre. C’est tout ?

— Non. Je veux… Je voudrais l’emprunter pour une journée.

— Pourquoi ?

— Je dois vérifier quelque chose. Je vous le rendrai aussitôt après.

Sans la moindre hésitation, Amsallem tendit sa main ouverte au-dessus de la table basse :

— Done ! Tu l’as, mon gars. Je te fais confiance.

Narcisse topa, désorienté. Il s’attendait à plus de difficultés. Amsallem devina sa surprise. Il arracha son cigare de sa bouche charnue et souffla un long trait de fumée :

— En France, vous avez un truc qui s’appelle le droit moral des artistes. J’suis d’accord avec ça. J’ai acheté ton tableau, mec, mais t’en restes l’auteur. Cette toile sera toujours à toi, par-delà les siècles ! (Il se leva d’un bond.) Suis-moi.

Narcisse lui emboîta le pas dans un couloir tapissé de satin noir. Dorures, tentures et marbres jaillissaient à chaque seuil de chambre. Des bustes italiens, des tapisseries, des meubles vernis foisonnaient comme chez un antiquaire vénitien.

Amsallem pénétra dans une pièce où trônait un lit blanc et or. Au-dessus du traversin, dans un cadre de 100 cm sur 60, son tableau était là. Le collectionneur possédait le Clown. Impeccable, avec son visage fariné, ses deux lignes noires qui barraient les yeux, sa trompette et son ballon.

Narcisse s’approcha. Il retrouvait les tons rougeoyants, la violence des traits, la distorsion sarcastique du visage, mais il découvrait maintenant le relief de sa toile. Une peinture autant à toucher qu’à contempler. Les couleurs se soulevaient comme des torrents de lave et dessinaient des sillons tourmentés, rageurs, véhéments. Le clown était représenté en contre-plongée et semblait dominer le monde.

En même temps, son maquillage dérisoire, son expression angoissée, misérable, lui ôtait toute souveraineté. Le tableau montrait à la fois un tyran et un esclave, un dominateur et un dominé. Peut-être le symbole de son destin en trompe-l’œil…

Amsallem lui envoya une claque dans le dos :

— T’as du génie, mon gars. Aucun doute là-dessus !

— Matriochka, demanda-t-il, ça vous dit quelque chose ?

— Les poupées russes ? Non. Pourquoi ?

— Pour rien.

D’un seul geste, Amsallem décrocha le tableau et prit le ton obséquieux d’un vendeur de magasin :

— J’vous l’emballe, m’sieur ?

86

— Qu’est-ce qui se passe avec Narcisse aujourd’hui ?

Philippe Pernathy s’agitait dans son costume de flanelle grise. Autour de lui, des toiles étranges se multipliaient sur les murs blancs. Des sortes de partitions bizarres, aux portées circulaires, déployant des notes par milliers et des figures inquiétantes.

Anaïs se sentait dans une forme éclatante. Les amphètes continuaient de faire leur effet. Après avoir prévenu Crosnier, elle avait directement filé à l’aéroport de Nice. Le flic marseillais avait pris le relais. Il avait même accepté d’occulter sa présence sur la scène de crime. Elle avait attrapé un vol pour Paris à 10 h 20 — elle suivait toujours le périple des mercenaires sur son iPhone : quand elle avait embarqué, ils parvenaient porte de la Chapelle.

Elle avait atterri une heure plus tard. Les gars avaient rejoint la rue de Turenne où ils avaient passé près de 20 minutes, à hauteur du 18–20. Dans le même temps, elle avait loué une voiture à Orly — craignant un moment que la fille du comptoir Avis ne refuse de lui faire un contrat tant elle avait l’air défoncé. Finalement, elle avait pris la route à bord d’une Opel Corsa, dotée d’un GPS — elle ne connaissait pas assez Paris pour s’y retrouver seule.

Entre-temps, les hommes avaient quitté la rue de Turenne pour l’avenue Foch. À l’évidence, ils suivaient un itinéraire précis mais Anaïs ne pouvait encore imaginer lequel. Tout ce qu’elle espérait, c’était qu’ils ne paveraient pas leur route de cadavres.

Quand elle était arrivée rue de Turenne, elle avait poussé la porte de la galerie Pernathy par pur feeling. Bonne pioche. L’homme venait de lui livrer des informations capitales. Narcisse était un peintre de la Villa Corto. Pernathy avait récemment vendu toutes les toiles connues du maître — une trentaine, réalisées entre septembre et octobre 2009 — à des collectionneurs parisiens.