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Ces réponses étaient plus ou moins celles qu’elle attendait. Avant d’avoir été Mathias Freire, psychiatre, Victor Janusz, SDF, le beau ténébreux avait été Narcisse, peintre fou interné dans les environs de Nice…

Le galeriste lui avait montré plusieurs polaroïds de ses toiles : des autoportraits bizarres, où l’artiste s’était peint dans la peau de personnages costumés. Les tableaux tiraient sur le rouge — le sang — et se partageaient entre deux tendances : mi-épiques, mi-sarcastiques. On aurait dit des hymnes, mais des hymnes massacrés par un orchestre qui jouait faux.

— Qui est venu aujourd’hui vous parler de Narcisse ?

L’homme laissa échapper un soupir serré, convulsif :

— Narcisse lui-même.

— À quelle heure ?

— Vers 11 heures.

C’était l’heure où les tueurs stationnaient devant la galerie. Elle avait donc vu juste. Ils avaient retrouvé leur proie. Ils la suivaient en attendant l’opportunité de l’abattre. Son cœur sauta dans sa poitrine.

— Que voulait-il ?

— Voir ses tableaux.

— Vous les lui avez montrés ?

— Impossible. Je les ai tous vendus. Il m’a demandé la liste des collectionneurs qui avaient acquis ses toiles.

— Vous lui avez donnée ?

— Il était armé !

Anaïs jeta un coup d’œil à son iPhone : le Q7, après avoir stationné avenue Victor-Hugo, repartait en direction du Trocadéro. À l’instinct, elle devina : Janusz faisait la tournée des collectionneurs, les chasseurs à ses trousses.

— Faites-moi une copie de la liste. Tout de suite.

— C’est confidentiel. C’est…

— Je vous conseille de me l’imprimer avant que les choses n’empirent. Pour vous.

Le galeriste contourna son bureau, se pencha sur son ordinateur, cliqua. Presque aussitôt, l’imprimante se mit en route. Anaïs observa de nouveau son écran. Les assassins étaient passés rive Gauche.

— Voilà.

Le galeriste déposa la liste sur son bureau.

— Vous avez un stabilo ? demanda-t-elle.

Pernathy lui donna un surligneur orange. La série comportait une vingtaine de noms — la plupart sur Paris. Elle coloria celui de Whalid El-Khoury, avenue Foch, puis celui de Simon Amsallem, Villa Victor-Hugo. Qui serait le prochain collectionneur ? Coup d’œil au traceur : les tueurs remontaient les quais en direction du boulevard Saint-Germain.

— Narcisse, que voulait-il d’autre ? demanda-t-elle en revenant à Pernathy.

— Rien. Il est parti avec sa liste. C’est tout.

— Vous n’avez pas reçu d’autres visites ce matin ?

— Non.

Quelque chose ne cadrait pas. Si les pros avaient voulu abattre Janusz, ç’aurait déjà été fait. Qu’attendaient-ils ? Voulaient-ils savoir ce qu’il cherchait ? Et lui, pourquoi voulait-il revoir ses toiles ? Ces tableaux contenaient peut-être une information. Un secret que Narcisse y avait déposé. Un secret qu’il avait oublié et qu’il cherchait à découvrir.

Le Q7 filait toujours. D’après sa liste, ils auraient pu s’arrêter au domicile de Hervé Latannerie, 8, rue Surcouf 75007 PARIS, mais ils dépassèrent cette rue et rejoignirent la place des Invalides.

— Narcisse vous a-t-il dit autre chose ?

— Non. Enfin, si. Il m’a posé des questions sur Gustave Courbet.

— Quel genre ?

— Il s’intéressait à un de ses autoportraits. L’homme blessé.

— Soyez plus précis. Je veux savoir, mot pour mot, ce qu’il vous a demandé.

— Il voulait savoir ce qu’est un repentir.

— Je vous le demande aussi.

— Une toile qu’un artiste a beaucoup corrigée. Ou qu’il a entièrement repeinte.

Des picotements sur la nuque. Elle s’approchait d’une vérité cruciale.

— L’homme blessé est un repentir ?

— Un des plus célèbres, oui. On s’est toujours demandé pourquoi Courbet s’était représenté sous les traits d’un homme mourant sous un arbre, blessé au cœur. Dans les années 70, on a passé la toile aux rayons X et on a découvert qu’il avait d’abord esquissé une autre scène, avec sa fiancée de l’époque. Avant qu’il n’ait achevé son tableau, la fille l’avait quitté. Courbet a transformé son tableau et s’est représenté agonisant, touché au cœur. Le symbole parle de lui-même.

L’idée enflamma son cerveau. Les toiles de Narcisse étaient des repentirs. Sous ses autoportraits, l’artiste avait peint autre chose — un secret qu’il cherchait lui-même à identifier, et que les salopards traquaient eux aussi. Narcisse récupérait ses toiles pour les passer aux rayons X.

L’iPhone. Les chasseurs empruntaient la rue du Bac et stoppaient au coin de la rue de Montalembert. Elle relut sa liste. Un nom lui sauta au visage : Sylvain Reinhardt habitait au numéro un de cette rue.

Elle fonçait vers la sortie quand un dernier réflexe la retint :

— L’Homme blessé, vous en avez une illustration ?

— Peut-être, oui. Dans une monographie. Je…

— Allez la chercher.

— Mais…

— Magnez-vous.

Pernathy disparut. Anaïs ne tenta pas d’ordonner ses idées. Les battements de son sang avaient remplacé toute réflexion, tout raisonnement.

— Voilà.

Pernathy tenait un livre ouvert entre ses mains. L’Homme blessé reposait au pied d’un arbre, son manteau posé sur lui comme une couverture. La scène flottait dans une pénombre feuilletée d’or, frémissante, solennelle. L’ombre sur laquelle sa tête s’appuyait évoquait un rêve d’écorce noire. Le bel endormi serrait sa main gauche sur un pli du tissu alors que son bras droit disparaissait sous le manteau.

Sur le pan gauche de la chemise blanche, une tache rouge crevait la toile. Près du peintre, une épée reposait. Anaïs réagit en flic. Elle se dit que ce tableau était une scène de crime et que cette lame était un leurre. La victime avait voulu cacher aux autres son véritable meurtrier — non pas un rival, avec qui il avait croisé le fer, mais une femme, avec qui il avait croisé sa chair…

— Vous avez la radiographie du tableau ?

— Elle est là.

Pernathy tourna une page. Anaïs vit apparaître le même tableau en noir et blanc. Une lumière blanche l’irradiait et le transformait en songe lunaire. Un détail changeait : à la place des plis du manteau, une femme se logeait dans le creux de l’épaule du peintre. Un spectre immatériel — qui rappelait ces clichés truqués du début du XXe siècle, soi-disant pris lors de séances de spiritisme.

La femme était restée sous la peinture.

Elle remercia le galeriste et partit d’un pas mal assuré. Dans la confusion de son esprit, elle comprit qu’elle redoutait une possibilité plus que toutes les autres.

Que les toiles de Narcisse ne cachent, elles aussi, le fantôme d’une ex.

87

Sylvain Reinhardt vivait dans les ténèbres.

Il avait ouvert sa porte avec précaution, émergeant de l’ombre, laissant la chaîne barrer l’entrebâillement. Dans la cage d’escalier, les appliques diffusaient une faible lumière, à la manière de lampes à paraffine au fond d’une mine.